Anne F. Garréta
La Décomposition roman |
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photo © Irmeli Jung
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photo © Isabel Formosa
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Quartiers de gares: bars borgnes, sex-shops aux vitres aveuglées, arcades de jeux comme autant de cavernes béantes. La plus obscure de toutes était un antre ouvert sur la rue et dont même le vent de l'hiver engouffrant des tourbillons de neige jusqu'au pied de la première rangée de consoles et de flippers était impuissant à dissiper la puanteur de clopes grillant éternellement au coin de lèvres desséchées, les remugles de sueur et de carie, les relents d'alcool éventé qui stagnaient entre les trois murs de béton brut, sous le plafond bas. Cendre et poisse troublent jusqu'aux vitres, aux écrans des machines. Les mégots croupissent dans les flaques, s'y gorgent de boue, de bière avant de s'éventrer sous le piétinement des joueurs. |
La nuit, du dehors, on ne voit dans des lueurs de forge et de fournaise que des ombres s'agiter au fond de la caverne. Obscurité mouvante, inquiète, traversée d'éclairs, de clignotements, d'incendies réverbérés sur les murs, les visages. Éclats stroboscopiques, flammes livides, fumées: l'apocalypse au fond d'un aquarium. |
Au dedans, Babel enroule tournoyant en une double révolution, flux de langues, flux d'électrons. Toutes les machines rugissent en même temps, voix sardoniques et désincarnées: injonctions, prophéties, menaces venues du tréfonds des cercueils de bois alignés debout, rangés couchés contre les murs. A ces proférations d'outremonde, les enfants errants et brutaux qui viennent, le visage perdu dans l'ombre de leur capuche monacale, nourrir les machines de leur obole -- ou parfois leur ouvrir sauvagement les entrailles à coup de tournevis --, répondent par des obscénités, des insultes et des jurements, des claques et des coups de pieds. |
Entre deux falaises de façades à la perspective épurée, entre les carcasses de voitures carbonisées, dans le lancinement des sirènes, des brutes casquées courent, slaloment, bondissent... !! ... larguent grenades, bombes incendiaires, balles traçantes...... la maison hantée va fermer; le portillon des montagnes russes se referme; Minotaure s'endort au centre de son labyrinthe, gueule ouverte, mâchoire décrochée, digérant ses billes; le billard vibre et trépide à ses ronflements... ! ... doigt sur la gâchette, ce sont des chargeurs entiers de balles que l'on vide... ... des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes... fauche les hordes à l'assaut... ... mugissement du F-15 Strike Eagle catapulté par la fronde... ... le moment de lui en coller une dans le mufle; tir tendu... ! ... toboggan pour l'enfer... Pédé!... !! ... cabrer la bête... !! ... l'azur, l'azur... mais la ligne d'horizon partage un unique azur, en haut et en bas... la vague de plein fouet... ... de près on leur voit le blanc des yeux quand ils déferlent avant d'exploser en charpie de chair inhumaine... ... |
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Dehors dans la nuit rouge, un réverbère à arc soudain disjoncte et engloutit des pans entiers de la rue... ... bille à bille, animez la statue, cette extraterrestre sensualiste moulée nue dans une armure de métal éblouissant... ...dont la bouche est un trou, l'oeil un trou encore... ... collimateur, ratatatatat du canon... ... traînée fulgurante dans l'azur; un vers à soie qui se décoconne... Ariane ma soeur... l'impact a troué l'empennage, vrille mortelle et stridente... ! ! ... grimpe la rampe, fonce dans le labyrinthe des glissières, la toile, le chateau de l'araignée... ! ... au bazooka contre le flanc des chars... ... |
And where are you? |
Les façades sont en feu, les cadavres jonchent les trottoirs grêlés de mines, les morts pendent, penchés à mi-corps aux fenêtres... ! ... elle sent, elle ouvre les yeux, elle ouït, elle se meut... ... la créature nourrie de vos précieuses billes vous les rend toutes, au centuple, lorsqu'à l'ultime coup tiré dans la cave ouverte entre ses cuisses d'acier... ... un séisme secoue la machine et fait flasher spasmodiques les étoiles au ciel naïf où sont comptabilisés vos exploits... ... un vaisseau spatial explose au ralenti dans l'éther -- et l'Aquilon encore sur les débris... ... munitions, kérosène embrasent le désert, calcinent l'air... ... peut-on s'extasier dans la destruction... ... se rajeunir par la cruauté? |
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Chacun, perdu dans son corps à corps, est seul et l'horreur ou le triomphe qu'il fomente dans le secret des circuits ou sous vitre ne lui est pas spectacle. Il est personne et c'est à lui que parle la voix, pour lui que sifflent sur sa tête ces bombes et ces balles. Il aime les tableaux hallucinés, fantasmes, écrans vidéos souillés de crachats, bannières alphanumériques flashant contre la nuit, enluminures fluorescentes; les scénarios éculés, l'anglais de rengaine, clips pornos sans con ni tête, illustrés de caserne, contes initiatiques, BD de l'enfance, refrains obscènes, rythmes obsédants. Flippers, simulateurs de combats aériens, de match de base-ball, guérillas célestes, blitzkriege urbains, quêtes et duels jasent ensemble et déflagrent à jets continus autour de lui. Voix, bruits, échos du dedans, d'alentours, du dehors, partition d'opéra fabuleux, reflets étales, éclairs par vagues le touchent, refluent, ricochent et ripent dans son crâne où la rumeur enfle, martèlement sourd, écume. |
Les hélicoptères bombinent, se dérobent derrière les gratte-ciel, surgissent vrombissants crachant des roquettes... ... les basses continues des boites à rythmes ébranlent le béton sous nos pieds... ! ... au delà de notre monde il en existe un autre, sa doublure, dans lequel les lois de celui-ci n'ont plus cours... ! ... où les aiguilles des horloges... ... Pute!... tournent à l'envers, où un piano mécanique... ! ... convenablement déglingué... ... Fuck you!... à la rengaine aigrelette, vous accordera des millions innombrables... ... l'accès au Nirvana par une rampe dérobée, un ressort caché qui vous propulse dans un kaléïdoscope fantastique... ... ou encore, que dalle, zilch, rien, niet, zip, nihil, des nèfles, nada de nada... Enculé!... dehors des voitures passent, radio à fond la caisse, à faire trembler la caisse, à ébranler toutes les vitres des cercueils peinturlurés d'inscriptions mystiques, de pictogrammes ésotériques, icônes primitives -- ou encore un ghetto blaster porté à bout de bras... !un moteur de grosse cylindrée que l'impatience du feu rouge emballe... ... un chapelet de bombes à fragmentation, cratères, corps carbonisés... ... sillage lumineux... ! ... étincelles et fumée dans le cockpit... ! ! |
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Graal! ce claquement sec dans le ventre de la caisse... une seconde vie, qui sait, cette promesse électronique faite à notre corps et à notre âme virtuels: cette promesse, cette démence!... l'élégance, la science, la violence... ... mais c'est le sol qui monte... !! ... accélération, écran noir du black out... ! ... 3 minutes de vie éternelle, conquises dans le déluge de balles d'acier prises au piège d'un nid de bumpers... ! ... ou encore acquises par couloirs engouffrés, cibles dégommées... ! ... la somme des péchés qui s'affiche au tableau tout enluminé de la vision infernale qui préside à cette quête... ... dehors les néons clignotent, les écrans publicitaires géants, les loupiotes des devantures... un homme, le visage caché dans l'ombre de son capuchon de moine... ,! ... défonce à coups de batte de base-ball la vitrine d'un prêteur sur gages... ... cascade cristalline du verre brisé et l'alarme déclenchée qui hulule, stridente dans la nuit... |
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A force de lui bourrer le buffet la machine a tilté avec un éraillement de pick-up dérapant sur les sillons d'un vieux vinyle... ... à moins que touché de la grâce mystérieuse accordée par le fantôme tapi dans les entrailles de la machine, inscrutable loterie... ! ... nettoyage des rues au lance-flammes... ! ... commandos traqués dans les entrepôts, les palais ruineux... ! ... carnage cosmique... ! ... sauvés quels que soient vos mérites, sauvés ou damnés par vos mérites... |
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Mais les tourments de la prédestination et les scrupules de la balle qui hésite à l'orée du couloir de la mort... ... et les affres de l'enfer où toutes sont recueillies, recyclées et réinjectées pour une rédemption prochaine... ! ... à la pointe du diamant, l'arc décrit par la batte, -- et la parabole de la balle qu'elle décoche... ! ... la foule hurle... ! ... longtemps demeure errant dans Ilion en flammes, palais dans la lumière fuligineuse... ! ... hurlements quand la viande saigne, que le blindage, l'armure se trouent sous la morsure répétée des impacts... ... au long des toboggans, aux détours des labyrinthes, à la croisée des trajectoires se rencontrent d'étranges messagers de l'envers du monde... ... du dehors, du fond de la nuit vient l'écho de sirènes qui en se rapprochant se décalent du grave vers l'aigu; freins qui crissent, tôles entrechoquées; illuminations des gyrophares rouges, bleus, blancs jusqu'au fond de l'antre... ... des flics, flingues de gros calibres au poing, matraque à la ceinture, accroupis derrière leurs portières, encerclent la carcasse emplâtrée dans la façade, aboient des ordres dans le haut parleur de leur voiture... |
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© Anne F. Garréta & Éditions Grasset, 1999. |