ANTE SCRIPTUM
Que faire de ses penchants?
Il sagirait décrire autre chose, autrement que tu ne fais dhabitude. Une fois encore, mais par un autre tour, te déprendre de toi-même. Te déprendre des formes que revêt cette déprise et tenter de différer un peu plus encore de ce que tu crois être. Si tu ne conçois plus écrire autrement que par longues et méditées constructions, nest-il pas temps daller à lencontre?
Le roman prochain que tu entrevois et dont tu rumines les calculs, te prendra des années à rechercher, composer, écrire. Tu as pitié de tes quelques lecteurs et te soucies de ne pas outrepasser toujours leur patience et bonne volonté. Tu leur voudrais offrir entre temps ce que tu les soupçonnes désirer: un divertissement, lillusion dun dévoilement de ce quils simaginent un sujet. Car ils te supposent faiblesse commune et jusquà encore peut-être quelque temps de lavenir, inéluctable un moi.
Comme tu nas pas le coeur de leur dire (dailleurs, ils refuseraient de te croire, car cela est une effrayante nouvelle tant que nous naurons pas fini de cuver livre-mort de notre petit moi) que nul sujet ne sexprime jamais dans nulle narration, tu as résolu de feindre au moins demprunter la pente que lon croit de nos jours naturelle, et te contraindre délibérément au genre de lécriture quon disait autrefois intime. Raconter sa vie, on ne fait plus que cela semble-t-il aujourdhui, et encore, sous langle censé depuis plus dun siècle lui donner sens, en être la clef universelle. Bref, le passe-partout de la subjectivité: le désir.
Et tu pourras dire comme et contre Rousseau, celui-là même qui a inauguré ou achevé notre corruption: Il faut des spectacles dans les métropoles de lère post-moderne, et des confessions aux peuples idolâtres. Jai vu les moeurs de mon temps et jai publié ces récits. Que nai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu.
Cette ironie te réjouit avant même davoir écrit une ligne. Tu joueras à ce très vieux jeu devenu la marotte de la modernité qui renâcle à se désenchanter pour de bon: la confession, ou comment racler les fonds de miroirs.
Un jour de septembre 1835, dans une allée près du lac Albano, Stendhal ou Henri Beyle ou Henri Brulard on ne sait lequel
peut-être tous à la fois trace dans le sable les initiales des femmes quil a aimées: V, An, Ad, M, Mi, Al, Aine, Apg, Mde, C, G, Aur et enfin Mme Azur. De cette dernière, le prénom lui échappe. Liste de Don Juan malheureux: Dans le fait, je nai eu que six de ces femmes que jai aimées.
H.B. te présente là lesquisse dun projet, mélancolique et dune ironie cruelle, qui conviendrait bien à ta convalescence: lalphabet bégayant du désir.
Quitte à contrarier tes habitudes et tes penchants, autant systématiquement le faire. Voici lascèse que tu as pour toi réglée (on ne peut plus radicalement différer ni dissembler de soi-même que tu entreprends ici de le faire). Elle tient en une maxime: pas un jour sans une femme.
Ce qui veut dire simplement que tu tassigneras cinq heures (le temps quil faut à un sujet moyennement entraîné pour composer une dissertation scolaire) chaque jour, un mois durant, à ton ordinateur, te donnant pour objet de raconter le souvenir que tu as dune femme ou autre que tu as désirée ou qui ta désirée. Le récit ne sera que cela, le dévidage de la mémoire dans le cadre strict dun moment déterminé.
Tu écriras comme on va au bureau; tu seras fonctionnaire de la mémoire de tes désirs, trente-cinq heures par semaine. Ni plus ni moins que cinq heures par initiale.
Tu les prendras dans lordre où elles te reviendront à lesprit. Tu les coucheras ensuite dans lordre impersonnel de lalphabet. Au diable la chronologie.
Tu tinterdis dutiliser tes instruments habituels: pas de stylo, rien que le clavier (ne sagit-il pas de recorder?). Pas de brouillon, pas de notes recueillies dans un cahier, pas darchitecture réfléchie et composée, nulle autre règle que celles, purement matérielles et logistiques, que tu donnes à lacte.
Nul autre principe que décrire de mémoire. Ne visant pas à dire les choses telles quelles eurent lieu, non plus quà les reconstruire telles quelles auraient pu être, ou telles quil te paraîtrait beau quelles eussent été, mais telles quau moment où tu les rappelles elles tapparaissent.
Au fil du clavier, tu décimeras purement tes souvenirs. Et quimporte si, au terme de tes cinq heures de remémoration, rien naura été consommé. Sagit-il de savoir si on a eu les femmes quon a désirées
? Lécriture au risque de la mémoire est méandre et incertitude comme le désir, jamais assuré de sa fin ni de son objet.
Ni rature, ni reprise, ni biffure. Les phrases comme elles viendront, sans les comploter. Et interrompues sitôt que suspendues. La syntaxe à lavenant de la composition...
Enfin peut-être parviendras-tu, dans la faible mesure de tes moyens, à émuler tes contemporains, racontant leur vie, pissant de la copie de vécu et sy croyant.
Tu aurais pu faire mieux et tenir un journal. Mais tu nas pas le talent de tes contemporains. Au jour le jour, tu naurais rien eu à rapporter: il ne tarrive jamais rien quen mémoire. Tu ne saisis linstant que dans le souvenir lointain, quaprès que loubli a donné aux choses, aux êtres, aux événements la densité quau jour, évanescents, ils nont jamais. Tes jours sont de vapeur, de buée imperceptible. Le monde (et toi de même) est fantôme que seul le temps, la nuit du temps rend visible et dans le même instant efface. En plein jour, ils ne portent pas même dombre. Sensibilité de plaque photographique, qui ne se révèle que lentement. Et qui, il te semble, ne connaît pas de fixateur: ramenée à la lumière de lécran, de la page et tenue trop longtemps sous le regard, la mémoire se dissout sans rémission. Il nen reste que limage de limage, le cliché pris à loccasion de la remémoration. De copie en copie du souvenir, il pâlit, bouge. Nen demeure bientôt que la caricature et les détails seuls que le regard, sappesantissant, a grossis.
Tu te concentreras et te dissiperas ainsi dun même mouvement. Tu te dissiperas en pensée, tu tadonneras à un libertinage mental à heures fixes, et purement discursif, toi qui depuis une éternité as renoncé au libertinage, et devenue dune simplicité de moeurs que tes contemporains ne sauraient croire. Et que tu neusses certes jamais pu imaginer lorsque tu te croyais contemporaine de toi-même.
Tu te dissiperas en pensée, et pour te divertir des désirs que tu pourrais encore éprouver, que tu risques toujours déprouver quand bien même tu as appris à en déjouer les ruses les plus triviales.
Disons que cest un beau soir dété, quaprès trois mois passés allongée sur ton divan à attendre que se consolide la grosse fracture qui ta laissé dans la jambe droite deux plaques de métal, treize vis et le loisir danalyser les nuances subtiles de la douleur physique, le goût de la morphine grenadine, de témerveiller de la chance que tu as eue, tout bien considéré, de te sortir à si bon compte dun accident absurde, car lorsque tu en as développé le souvenir, tu as enfin vu quil aurait pu te coûter ta vie ou ton corps, le divisant au gré dune paralysie plus ou moins grave, quaprès donc trois mois et un renouvellement de bail avec la vie, avec le mouvement, cest un bien beau soir dété, un soir où le corps enfin libre de trop de douleur, retrouve dans le désordre tous ses appétits, celui de la danse, celui des autres corps, celui des femmes. Il suffirait daller sasseoir à la terrasse dun café, regarder les passantes. Le désir sûrement dévalerait sa pente, naturellement assez abrupte, et avant même de le savoir sans doute te serais-tu créé des souvenirs de plus.
Il en est du désir comme de la douleur tu las appris de ton accident. Cest la surprise qui les rend incontrôlables. Se réveiller de leur absence brutalement, ils emportent tout. Les tenir en lisse demande sang-froid, attention et régularité.
Dissiper, esquiver ou digresser tes désirs, telle est la finalité de cette petite expérience que tu tentes et dont tu espères quelle suffira à te mener jusquau moment de monter dans lavion qui te transportera outre-Atlantique sur lautre bord du désir. Ou pour le dire autrement, toi qui fus longtemps frivole, dune frivolité que sans doute les récits que tu entends dévider chaque jour de ce mois de juillet 2000 risquent dillustrer assez, toi donc qui fus longtemps frivole, et dont la pente naturelle (cest-à-dire certainement humaine, et aggravée de toute la surestimation française de cet art dêtre volage qui confond la grâce et la légèreté, les plaisirs de chair et ceux de vanité) est loin dêtre aplanie, tes délibérée depuis certain temps déjà de ne plus vivre dans la sujétion de désirs désordonnés.
Car la vie est trop courte pour se résigner à lire des livres mal écrits et coucher avec des femmes quon naime pas.
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