Anne F. Garréta

Ciels liquides
roman

photo © Irmeli Jung
Dernier Chapitre


Note:

On trouvera, aux endroits concernés, dans la colonne de droite, les extraits de Pascal et de Descartes qui forment partie de l'intertexte de ce chapitre.


Nuit soudaine.  

Mon coeur un instant s'est tu.  

Une gerbe de brandons catapultés contre ma rétine, tourbillon de formes incandescentes, en pâles rémanences vont s’affaiblissant. 

Ainsi, condamné à la nuit.  

Narines saturées de l'odeur de moisissure, l’oreille obsédée du murmure de l'eau qui suinte et infuse goutte à goutte dans mon crâne sa rumeur d’océan.  

J'imagine au-dehors la puanteur des charognes, ruines et silence, un monde dévasté et, si dans le feu, la flamme et la lueur aveuglante ils n'ont pas tous été vaporisés au ciel, des hommes, des animaux, défigurés, une morgue empoisonnée d'effluves corrosifs. 

Demeurer dans la nuit pour toujours. Manger encore, tracer à tâtons peut-être des signes dont seule ma main connaîtra, un bref instant, le chiffre. Perdre le souvenir de la lumière; n'avoir plus d'imagination que de la nuit où pâlissent les spectres. 
Il me faudra m'inventer des souvenirs, des amours, des crimes, des deuils de nouveau, desquels enfin pouvoir peut-être souffrir, jouir et dans ma nuit éternelle me divertir.  
Que de temps encore!  

Je confesserai à voix basse dans l'immense et sourde oreille du silence un chagrin d'amour, les tourments de la jalousie...  

Dans l'imagination de nuits, fuir ma nuit et dans mon lit glacé conjurer la froideur d'une amante intangible...  

Mais quel crime, quel deuil, quel amour, même idéal, vaut un tel entombement? Il y a devant moi une nuit immense et sans faille: quel amour, quel deuil, quel crime pourra la remplir toute?  

Peut-être n'ai-je fait que rêver le fracas des avions volant si bas sur l’horizon et la nuée sombre à l’occident. Dehors, le jour m'aura attendu; dans le verger les poiriers seront en fleur, et renaîtront pour la centième fois les pivoines de mon arrière-grand-mère. Chaque année parmi les ronces je me souviens m'être mis en quête de leur berceau, et à contempler leurs têtes rondes et lourdes déjà avant que d'éclore, avoir éprouvé effroi et haine.  

Ni la broussaille ni les labours n’avaient réussi à les anéantir. Depuis l'aube du siècle, profondément enfouies dans la terre, elles attendaient le printemps et son invite à résurrection. Je pensais au jour où comme elles en terre je serais, mais elles seules de cette terre renaîtraient; la pluie qui ruisselle dissolvant ma chair épanouirait leurs pétales chiffonnés par un long repliement intérieur et ma pourriture leur prêterait parmi les épines et les orties une pourpre hautaine; l’hiver au profond du sol gelé sommeillerait, enchâssé dans mon orbite évidée par les vers engourdis, le bulbe sombre d’où rejailliraient bientôt de neuves têtes.  

Superbes parmi les ronces je revois gorgées de sang les pivoines radieuses qu'an après an je venais d'un coup de serpe décapiter. 

Je tourne en rond dans ma cave, dans ma nuit, comptant mes pas. Faute d'avoir pris un repère, je tourne et retourne jusqu 'au vertige.  

En cent pas, combien de tours? Dardant autour de moi mes bras, je cherche un point fixe. Le lit sera l'origine.  

Pas à pas je reprends mes révolutions. Vingt et un pas, voilà l’orbe de ma nuit. Trois fois je le parcours sans faute avant de me lasser.  

En diagonale, sept pas: arpentage non sans obstacles.  

En rond à nouveau... 

J'ai des sous plein mes poches, que je fais sonner comme autant de grelots. Voilà toute ma fortune: alluvion de mes anciens débords que je prenais soin de déposer au retour dans quelque boîte en fer-blanc, prévoyant qu'un jour prochain un nouveau voyage me ramènerait au lieu où avait cours cette ferraille aussitôt oubliée que rangée et dont, l'heure venue, dans la panique des préparatifs et la mélancolie des départs, je ne songerais plus à me munir.  

Toute une grenaille poisseuse s’accumulait ainsi au fond de mes tiroirs, dans des soucoupes ébréchées, des boîtes à épices, à thé. Quoi que je fisse et quelque ultime menue dépense que j’entreprisse —journaux, cigarettes, pourboires, chocolats— avant de repasser les frontières, il restait toujours au fond de mes poches un peu de ce lest qui à mon passage faisait ululer les portiques de détection des aéroports et me poursuivait jusque chez moi de ses tintinnabulations.  

Dans une armoire remisée à l'étable, j'ai retrouvé au fond d'un pot de verre qui contenait aussi des noisettes trois poignées de ces pièces mangées de vert-de-gris. Le couvercle en était si rouillé qu'il m'a fallu briser le bocal. Des noisettes ne restaient que les coquilles, forées d'un trou d'épingle par des vers qui trouvèrent au-dedans nourriture et tombeau.  
Tout en marchant, je palpe et dévisage du bout des doigts ces pièces. Une longue circulation en a effacé les figures, arasé les devises, rogné les dénominations; certaines sont si lisses, miroirs au toucher, que mes doigts les frôlant ne discernent plus à la surface que leur propre empreinte.  

J'ai su, il y a longtemps, les inscriptions, les devises. Je ne me rappelle plus que les figures: reines, rois, héros, présidents morts, croix, emblèmes, serpentins, rameaux de feuillages, animaux fabuleux...Je m'essaie à déchiffrer, en les caressant, les signes, mais mes doigts, gourds, manquent de subtilité; à leurs rondeurs et bombements, je ne distingue avec certitude que des faces.  

Que d’aumônes à distribuer... Babel tient dans mes poings et tant d'impossibles oeuvres... mais s'il n'y a plus de pauvres, comment conquérir encore mon paradis? 

Je suis si las de décrire des cercles.  

Il me semble que mon royaume depuis tout à l'heure a rétréci. Je ne compte plus que treize pas de circonférence, et puis soudain, c'est vingt-six. 

Arpenter à nouveau, annonçant à voix haute le décompte des enjambées.  

Ma voix dans cette nuit m'effraie: il me semble qu'il y a auprès de moi quelqu'un qui, parlant à mon oreille, brouille à plaisir la suite des nombres, me suit pied à pied, si proche que je sens sur ma peau son souffle.  

Je m'arrête, mais c'est la nuit à présent qui tourne autour de moi, spirale obscure, manège de spectres, pulsation noire dont je suis le centre et dont la circonférence s'éloigne à une vitesse vertigineuse. 

Quelques morceaux de sucre grignotés tout à l'heure ont laissé dans ma bouche un goût douceâtre. Le cœur m'a manqué et j’ai vomi à genoux, le front contre le mur froid.  
Si seulement je pouvais cesser de me tourmenter de l'espérance d’une résurrection... mais persévère dans la nuit lancinante la monotone procession des spectres exsangues et sans visages, ectoplasmes grotesques dont l'évanescence et la mollesse m’est un dégoût.  
Insistantes hallucinations! Elles continueraient de hanter ma papille et toquer à mon tympan, quand bien même crevés. Je m'écœure au tangage et roulis du doute et de l'espoir, et dans c~ette nuit ignoble parmi mes dégueulis attends, sans révolte ni mortelle souffrance, en ressassant mes litanies. 
Dehors, dehors, quel temps fait-il? Dans le ciel peut-être y a-t-il des hirondelles qui migrent ou encore est-ce le crépuscule, et de sous les charpentes des granges s'élance le vol brusque et anguleux des chauves-souris...  

Je pourrais me risquer là, au-dehors, et après avoir trouvé confirmation de mes craintes ramener ici la mort dans mon âme et à la semelle de mes souliers le lent poison insensible; ou peut-être retrouverais-je le monde tel que je l'ai fui, l’air, le parfum de la terre, la lumière noyant les spectres, tandis que, vivant encore, je m'enterre... 

Le monde est fini ou il ne l'est pas. La raison n'y peut rien déterminer. Que gageras-tu?  
Le juste serait de ne point parier.  

Oui, mais il faut parier enfin: te voilà enterré, quel parti prendras-tu?  

Sortir ou ne point sortir.  

Qu'as-tu à perdre? Une ombre de vie rongée d'épouvante. Et si le monde est encore...  
Mais s'il a fini, j'aurai échangé ma vie et mon ultime illusion contre une mortelle certitude.  

Voilà qui est admirable! Le hasard est égal et le néant de part et d'autre menaçant.  
Tout à gagner et rien à perdre qui vaille; risquer le rien qui reste et ne gagner que sa perte.  
En demeurant pour abriter une vaine lueur, renonce à la lumière; au prix d'une résurrection, sauvegarde une misère certaine.  

La proie et la mort... lâchant l'ombre, je gagnerai ou l'une ou l'autre.  

C'est une vie qui n'est pas même une vie, un rien misérable mais qui, parce qu'il est ce qui te reste, te semble tout, que tu hasarderais pour un gain aussi près d'arriver que sa perte.  

L’infini n'est plus, il n'y a que des quantités négligeables, et je ne sais ce qui m'est le plus cher, ombre de vie ou désir de lumière.  

Que sert de tenter de corrompre le hasard par tes misérables calculs? S'il n'est point de certitude, si toutes espérances sont égales —vie, mort, nuit, ombre, jour, proie— que reste-t-il à faire, si ce n'est jouer, tenter le sort... Ou préfères-tu dépérir dans l’indéfinie contemplation d’une indécidable alternative?

Blaise Pascal, Pensées

418 [Lafuma] - 233 [Brunschvicg]

 

Dieu est ou il n'est pas; mais de quel côté pencherons-nous? la raison n'y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous? par raison vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre, par raison vous ne pouvez défaire nul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n'en savez rien. Non, mais je les blâmerai d'avoir fait non ce choix mais un choix car encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille faute ils sont tous deux en faute; le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier. Cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqués. Lequel prendrez-vous donc? Voyons; puisqu'il faut choisir voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre: le vrai et le bien, et deux choses à engager: votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude, et votre nature deux choses à fuir: l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée puisqu'il faut nécessairement choisir, en choisissant l'un que l'autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas: si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien: gagez donc qu'il est sans hésiter. Cela est admirable. Oui il faut gager, mais je gage peut-être trop. Voyons puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n'aviez qu'à gagner deux vies pour une vous pourriez encore gager, mais s'il y en avait 3 à gagner?

Il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer) et vous seriez imprudent lorsque vous êtes forcé à jouer de ne pas hasarder votre vie pour en gagner 3 à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie de bonheur. Et cela étant quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul serait pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous agirez de mauvais sens, en étant obligé à jouer de refuser de jouer une vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a un pour vous, s’il y avait une infinité de vie infiniment heureuse à gagner: mais il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasards de perte et ce que vous jouez est fini. Cela ôte tout parti partout où est l'infini et où il n'y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain. Il n'y a point à balancer, il faut tout donner. Et ainsi quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant.

Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde, et que l'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'on expose et l'incertitude de ce qu'on gagnera égale le bien fini qu'on expose certainement à l’infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi. Tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu'on expose et l'incertitude du gain: cela est faux. Il y a, à la vérité, infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre, mais l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte. Et de là vient que s'il y a autant de hasards d'un côté que de l'autre le parti est à jouer égal contre égal. Et alors la certitude de ce qu'on s'expose est égale à l’incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder, à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner.

[...]

Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et que à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'avez rien donné.

Dans la nuit je rassemble toutes les pièces contenues dans mes poches dans celle de gauche puis transvase une à une dans celle de droite toutes les pièces qui ont encore figure distincte. J'en compte trente-cinq.  

Assis sur la caisse qui me sert de chaise, je tire la première venue.  

Pile je reste, face je sors.  

Mes yeux se sont levés au ciel comme pour suivre une trajectoire qu'ils ne peuvent pourtant, dans la nuit noire qui règne, percevoir. Quand dans sa chute la pièce a éludé ma paume instinctivement avancée ouverte pour la recevoir et que je l'ai entendue rouler sur le sol, j'ai ri de l'absurde exercice: un aveugle éprouvant l'aveugle hasard, brassant la nuit pour rattraper dans sa chute un invisible météore. Quelle probabilité que les deux paraboles, celle de la pièce et celle de la main, coïncident et que l’une retombe au creux de l’autre?  

Farce grotesque! Le hasard lui-même se soumet au hasard: quel besoin ai-je encore de méthode?

J'ai empoigné les trente-quatre pièces restantes et d'un coup les ai lancées toutes à la volée. Elles retombent en pluie, ricochent sur mon crâne, ma paume. Je prête l'oreille à la dégringolade, cristalline dans le silence, et jusqu’au dernier écho de leur longue valse sur tranche.  

Le sort parsème le sol. Agenouillé, je palpe doucement tout autour de moi en tâtonnants cercles concentriques peu à peu élargis.  

Ma main rencontre à la surface du sol un faible relief qu’après un mouvement de recul elle retourne caresser. Quand j’en ai déchiffré le côté offert, je saisis la pièce et l'empoche.  

Pile, cinq. Face, sept.  

Je rampe sous la table et le poêle.  

Pile, six. Face, neuf.  

Un écart en direction de la porte.  

Pile, neuf. Face, douze.  

Au long du mur où sont les étagères, je récolte sept piles et deux faces. Je suis en sueur; mes mains tremblent en raflant sous une planche des poignées de poussière et une autre pièce.  

Pile, seize. Face, quinze.  

Il me semble avoir rampé déjà par toute l'étendue du sort. Manquent pourtant encore quatre pièces.  

Elles auront roulé sous le lit.  

La joue collée contre ses barreaux, je m'écartèle, paume parallèle au sol, le touchant presque, doigts tendus.  

Un léger heurt contre l'extrémité de mon pouce, et au bruit d'un tournoiement métallique, ma main se crispe et demeure suspendue. Si pile signifie de demeurer, et face de sortir, que voulait dire tranche?  

Pile, seize. Face, quinze. Tranche, un.  

A mes doigts qui l’effleurent, la pièce enfin affalée présente pile. Trois pièces encore ... Le sort pourrait demeurer indécis.  

Pouce par pouce je reprends mon exploration. Non loin, une autre pièce. Face. Auprès d’un des pieds du lit, une autre encore. Face.  

Du sol monte dans mes narines une odeur fade. Mon bras à force d'extension fourmille. Soudain, je n'en puis croire mes doigts, deux pièces.  

Je les fais glisser bord à bord l'une contre l'autre. Pile et face.  

Je reste étendu à terre, resserré tout contre les barreaux du lit. Pile, dix-sept. Face, dix-huit. Tranche, une.  

Je me souviens distinctement avoir compté dans ma poche trente-cinq pièces, en avoir lancé une, puis toutes les autres ensemble. La même voix qui brouillait la suite des nombres tandis que je comptais mes pas autour de ma chambre serait-elle venue de nouveau troubler le décompte des piles et des faces?  

Elles sont bien trente-six dans ma poche droite.  

La pièce surnuméraire était-elle celle que j'ai trouvée posée sur sa tranche? Par quel prodige? Plantée là depuis quand? Était-ce celle raflée sous les étagères ? Ou encore celle ramassée au plus près de la porte?  

Quelle était alors celle qui demeura indécise, en équilibre parfait, défiant le sort? Était-ce la première à avoir été lancée? ou l'une quelconque des trente-quatre jetées à la poignée? N'étaient-elles pas plutôt trente-cinq?

Dix-huit fois je sors, dix-sept je demeure, une j’oscille.  

Faut-il voir dans ce prodige un signe: fais face et sors... ? Mais la pièce singulière venue excéder mon épreuve du hasard n’a-t-elle pas fini par choir et se ranger au sort commun?  
Certes, mais sous ton impulsion...  

Pile issu du léger coup de pouce signifie-t-il: tranche et reste?

Est-ce de crainte de m'aventurer au-dehors que je ruse encore avec le sort? Le sol est froid et je m'engourdis à son contact. Il me semble que tourne dans mon crâne une meule qui broie dans ses révolutions le peu de sens qui me reste.  

J’ai traîné à quatre pattes par tout mon royaume et derechef il me faut choisir, peser, parier... Que disaient donc du fond de leur effacement toutes ces pièces si lisses que je n'y pouvais déchiffrer ni croix ni tête, et qui reléguées dans ma poche gauche, meurtrissent ma cuisse? Tirées elles aussi, jetées en pâture au sort, quelle issue secrète, indéchiffrable eussent-elles retenue par-devers elles?  

Une autre... la même... Qu'importe.  

Une pièce, une seule, jetée en l'air suffirait à rompre l'enchantement et me résoudre. Dans ma poche droite, parmi les trente-six, je cherche la plus grosse et, sur elle gageant tout, d'une chiquenaude l'envoie valser au ciel. 

J'ai attendu le bruit de son impact au sol. Longtemps.  

Je n'ai point senti de choc sur mon corps qui eût amorti sa chute.  

A nouveau je rampe par toute la cave à sa recherche. Parti du mur, je balaie méthodiquement du plat de la main toute la surface.  

J'ai tâté mon matelas, cherché sous les couvertures et dans leurs plis; j'ai palpé un à un tous les objets empilés sur les étagères. 

Il y a là dans ma nuit auprès de moi un autre qui, malgré la nuit, me voit et se joue de moi. Il a jeté cette pièce en excès pour brouiller mon sort. Il l'a retenue sur sa tranche pour rire de mon désarroi. I1 l'a saisie au vol lorsque, espérant décider enfin mon destin, je l'ai relancée. Il travaille, invisible et malicieux, à me tromper. Il est la rumeur de l'eau, le spectre dansant au fond de ma prunelle. Il jouit de mon effroi, s’amuse de mes efforts. Il me regarde, vermine grotesque, ramper à terre à la recherche du sou qu'il m'a jeté pour m'égarer et dérobé pour me moquer. Il veille quand je dors et me souffle mes rêves. Dans la nuit je suis en son pouvoir. Autour de ma tête il resserre un étau. Il veut s'en emparer. Son souffle est sur moi. Il m’étouffe. Je me débats. 
René Descartes, Méditations métaphysiques

Première méditation

[9] Toutefois il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinion, qu'il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j'ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n'ait point fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps, aucune étendue, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu'ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d'un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n'a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m'avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu'il ne le permette.

[...]

[12] Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne me pourra jamais rien imposer.  

Dans ma lutte forcenée, j'ai heurté les murs, renversé une étagère et me suis trouvé enseveli sous une avalanche.  

Effrayé par le bruit peut-être, il m'a lâché.  

Je tremble. Je suis en sueur. J’ai froid. Il me semble entendre, provenant du coin le plus éloigné, un grincement, un ricanement métallique. Mes trésors, amoncelés sur moi, m’oppressent. Une lampe à pétrole pèse sur mon aine. Sous ma main un livre s’effeuille. A trois pouces de là, un petit parallélépipède que mes doigts ne parviennent pas à identifier. Ses deux côtés opposés les plus longs et les moins larges sont rugueux. Il tient au creux de ma main pensive. Je le tourne et retourne. De l’index, j’ai repoussé une de ses faces: elle a cédé sous la pression et s’est ouverte comme un tiroir contre mon pouce. Au-dedans sont de petits bâtons renflés à un bout.  

Je me souviens d'allumettes.  

J’en extrais une, et après avoir refermé le petit tiroir afin que le contenu ne s’en répande pas, je fais craquer le bout renflé contre la paroi rugueuse. 

Une étincelle a jailli. Au second essai, la flamme s'est faite. A sa lueur, j’ai vu mon corps presque enseveli... 

Elle s’est éteinte dans de violentes convulsions, sans avoir achevé de consumer la tige qui la portait.  

Il l’a soufflée; j’ai senti son haleine, proche. 

Seconde allumette. Échoué dans une mer d'encre bleu nuit qui s'échappe d'un flacon brisé, je reconnais auprès de mon visage un tronçon de cire blanche. Serrant très fort contre mon ventre, de peur qu'il ne les subtilise, les allumettes et la bougie, je me traîne jusque dans un des recoins de la cave. Là, agenouillé, de tout mon corps protégeant cet angle de mur, j'étire et lisse et tords entre mes doigts le mince bout de mèche qui dépasse. Trop courte, elle s’engorgerait. Je creuse avec mes ongles la cire tout autour.  

La flamme de l'allumette se communique à la mèche. Quand elle est devenue forte et claire enfin entre mes mains bleuies, je me détourne du mur. Sa lumière, vacillante et trop faible, laisse dans les coins des ombres mouvantes. J'y porte la bougie pour m'assurer qu'il n'y est point tapi. Sous le lit aussi, je regarde.  

Nul, hormis moi et la flamme. 

Il lui faut, pour paraître, la nuit. Je le sais là; je le sens proche, prochain. Il attend. Un moment d'inattention, il soufflera la flamme. Et si je veille sans trêve, que la bougie finisse et il reprendra ses tours. 
J'ai fouillé boîtes, caisses, étagères, décombres, à la recherche d'un autre bout de chandelle, qui comme celui-ci eût échappé à mon inventaire: ceci est ma seule bougie et dernière lumière. Je la tiens dans ma main serrée et envisage avec horreur le moment où elle se sera entièrement consumée, me laissant seul aux prises avec lui, l’ombre, le souffle.  

Il m'assiège du dedans.  

Nulle part dans la nuit je ne suis à l'abri de lui. Il serrera ma gorge, rompra mes tempes, me crèvera comme un chien... 

Sortir. 
La porte grince. Bien que ma main refermée autour d'elle en coupe la protégeât, un violent soupir a éteint la flamme.  

Un peu de cire coule et s'insinue entre mes phalanges.  

Le soupirail à gauche est invisible.  

La porte sur la cour est en face. Les gonds en sont rouillés. Ils ne crient pas pourtant.  
Il me semble que chaque inspiration engouffre dans mes poumons des milliards de particules microscopiques qui du dedans irradieront ma chair et la consumeront. 

Silence et noirceur de nuit.  

Suis-je devenu sourd et aveugle? 

Je pourrais aller et trouver mon chemin les yeux fermés.  

La grille n'est jamais cadenassée. Il suffit pour l'ouvrir de soulever le lourd loquet. Elle tourne sans bruit et vibre à peine dans la main qui la repousse. 

Ni parfums ni formes.
Le monde est obscur et le ciel ne se distingue pas de la terre; pas une étoile aux yeux levés, pas une lumière piquée sur le coteau. Pas un chien ne hurle, pas un chuintement de chevêche, pas un souffle d'air sur mon visage.
Il me semble marcher dans un souvenir. 
Tournant le dos au calvaire, de part et d'autre du chemin en pente qui longe la grange sont des fossés jusqu'à l'embranchement de la route.  

Sa courbe embrasse le presbytère menaçant ruine et couvert de lierre. Sur le talus croissent des sureaux.  

Puis elle prend un autre tour et fourche au chemin de terre qui monte à l'église. Surélevé, corseté par un mur de soutènement qui se lézarde, le cimetière se resserre autour du clocher; à son pied, au noeud de la fourche, parqué entre des chaînes amarrées à quatre coins à des ogives d'obus, l’obélisque tronqué du monument aux morts. 

Trou noir, nuit si dense, qu'absorbée, feutrée, n’y parvient pas à rayonner la flamme d'une allumette, chétif point de rougeoyance qui n'éclaire et n’échauffe pas même la main qui le brandit. 
Je n'ai pas le souvenir d'une telle nuit, jamais.  

Celle des villes n'était pas noire, mais grise, bleue, orange parfois.  

Je me souviens d'orages d'août sur la campagne qui illuminaient ma chambre comme en plein jour, et au soir, sur le chemin en revenant d'aller chercher le lait, des rais de lumière projetés par les fentes des persiennes, et dans le mur avant de m'endormir, de la tache plus claire que faisait la fenêtre, et des huées des oiseaux de nuit, du vent dans les arbres, d'une voiture sur la route, ses phares dessinant au plafond la course d'une comète...  

Peut-être au plus profond des nuits l'obscurité était-elle aussi noire... mais je dormais, mon visage enfoui sous les couvertures.  

Nuit d'hiver, nuit sans lune sur la campagne... que sais-je de telles nuits?

Tant de quiétude.  

Je hume l'air si calme. Pas un parfum de terre, d'étable ou de futaie... 

On dirait le monde étouffé. 
Il tombe d'en haut, de ce ciel indistinct, quelque chose de doux. Trop doux sur ma peau pour être de la pluie, trop peu froid pour être de la neige. Mes mains tendues devant moi, invisibles, ne ramènent à mes lèvres rien qui ait saveur. 
Il me prend l'envie de crier, de courir.  

La terre sous mes pieds vacille, et avec elle je vacille. Le sol où j'ai roulé est un linceul de cendre rousse et profonde.  

Il fait rouge.  

Dans la lumière qui inonde le fond de mon œil, il y a une maison que je me rappelle avoir vue fleurie. Son toit, incurvé par-dedans, poutres rompues, tuiles déferlant dans la brèche, bée comme une plaie sale.  

L'ensanglantement se coagule. Il fait brun caillé sur le toit démantelé, et la terre tourne à la brûlure; son linceul suinte une ombre ocre. 

J'ai voulu me relever. Tout était nuit à nouveau. M’élançant j'ai glissé tête la première et roulé un très long temps sans plus pouvoir démêler où jambes, bras s'en allaient voltiger.  

Je fus comme de plume et caoutchouc, rebondissant et jamais ne pesant jusqu’à ce que, contre je ne sais quoi de dur et d’anguleux, je vienne m'assommer.

Je reprends sens, ne sachant où je gis.  

Le sol où j'ai atterri est ferme.  

Usant de mes bras comme de compas, je leur fais décrire autour de moi sans rien rencontrer, deux demi-cercles. Ma jambe droite à son tour se meut en arc dans le vide. A un angle de quarante-cinq degrés, ma jambe gauche heurte un corps qui se disloque, s'éparpille de tous côtés avec un staccato de roues de train fuyant sur d'invisibles rails, et vient buter contre mon flanc.  

J'ai bondi sur mes jambes et demeure pétrifié, comprimant entre mes bras mes côtes, retenant mon souffle, attendant que cela explose, me brûle ou me broie. 

Rien ne vient.  

Par tous les interstices de mon vêtement s’insinue et dégouline une boue gluante; elle coule dans mon col, glisse sous ma ceinture; ma peau va brûler, se liquéfier, ne sera plus que plaie. J'arrache mes hardes et me dépouille entièrement; je les jette au loin, me ressouviens de la bougie et des allumettes, titube et tâtonne, cherche à les rattraper.  

Un mur sous mes mains tendues, rugueux, inégal. Une voûte contre laquelle vient heurter mon front.  

Suis-je donc au-dedans?  

Nuque courbée, je longe la muraille. Sous la plante de mon pied nu, à la pierre succède une aire moelleuse. J’en fouille les plis en quête d’une poche. 

I1 ne me reste plus que deux allumettes; les autres se sont éparpillées dans la boue parmi mes vêtements.  

Ma main tremble tant que c'est à peine si je peux conjoindre la flamme et la mèche.

La nuit reflue, laissant à découvert sous une voûte de brique un sol noir jonché de bouteilles et de boîtes de conserve, vides.  

Comment me retrouvé-je là?  

Pan lie-de-vin contre la muraille plus pâle, la porte sur le dehors est à demi ouverte; par-delà le seuil, un angle de nuit.  

Sur ma peau livide, des coulures de boue sèche serpentent entre des bleus.  

Je rampe jusqu'à la pompe, déconnecte le tuyau qui se prolonge jusqu'à ma cave. A la première giclée d'eau glacée sur mon corps il me semble que mon coeur rétrécit.

Frissonnant et nu je regagne la cave. L'eau qui s'égoutte de ma chevelure mouche la flamme. Dans la nuit revenue je me traîne jusqu’à mon lit en me cognant à des objets épars, semés comme autant d’embûches sur mon chemin. Il règne ici une puanteur fauve.  

Blotti sous ma couverture, je serre dans mon poing la bougie froide et l'unique allumette dans sa petite boîte. Je sens map eau transpercée jusqu’aux viscères, jusqu'au squelette de milliers d'aiguilles: tous les poils de mon corps, violemment hérissés comme s'ils voulaient écorcher la chair où ils ont racine.  

De l'autre bout de la nuit, tout prés de la porte, provient son souffle, alternativement grave puis aigu.  

Noirceur et cendre, dehors est plus obscur encore que ma nuit. Il m'a attendu; il sait; il savait que je reviendrais. 

Ma tête est lourde, le sang bat dans mes tempes à grands coups, mes muscles sont de sable. Dormir, dormir plutôt que lutter...  

Dans cette nuit universellement régnante, il s'enhardira; dans mon sommeil il s'approchera et me prendra. 

La flamme de l’allumette jaillit et se communique à la bougie.  

Ni bougeoir ni lanterne.  

Sur le poêle en fonte, au plus loin de l’encoignure où je le sais embûché, je laisse couler deux gouttes de cire. Par-devant je tire table, caisses et par ce barrage défends la flamme.  
Il ne souffle mot, attendant son heure, quand la bougie consumée tout entière s'éteindra dans d'âcres relents. Seul au monde je serai, nu comme un ver dans mon abri hanté, barricadé derrière mes pauvres décombres.  

Je vais crever. Je les lui lègue; qu'il en jouisse, s'il le peut. Ceci sera mon testament. 

La cire fond, déborde la vasque où elle se creusait, coule et se répand en anneaux concentriques toujours plus loin s’évasant.  

La mèche flotte sur une eau claire et onctueuse. On en voit le fond, de fonte noire, froide. Dans le ventre du poêle sont des cendres grises, glacées.  

La flamme danse encore à la surface, et avec elle, violemment agitée, mon ombre qui se débat sur les murs. Bientôt elle se noiera, et ce sera la nuit.  

Seul parmi ma brocante, je crèverai en ressassant l’inventaire, la décharge des temps anciens. 

Le poêle, froid, mort, urne de fonte refermée sur ses cendres: de la tuyauterie si patiemment bricolée pour atteindre au soupirail de l’avant-cave, il ne reste, saillant à la verticale, qu’un moignon. Au-dessous, s'il me prenait in extremis le besoin de m’enfumer comme un rat, un tas de bûches.  

Le poêle a été chaud, tout au début, quand après l'avoir tiré de la soue je l'ai installé dans mon ultime séjour et lui ai eu bricolé une cheminée. Je versais chaque matin, dans le réservoir à son flanc, après avoir ranimé sous la cendre la flamme, un plein seau tiré à la pompe de l’avant-cave. D'un robinet de cuivre, je faisais couler une eau doucement échauffée, couleur de rouille les premiers jours, puis limpide.  

J'ai souvenir encore de la fontaine d'antan, avant le forage, avant la pompe et le chauffage central. Elle se trouvait dans le creux en face du calvaire. Elle disparaissait déjà sous le lierre et les herbes. Depuis que les troupeaux n'y venaient plus, depuis que les maisons alentour, désertées, étaient tombées en ruine, il n'y avait plus eu personne pour curer le puits, et parce qu'au fil de l'abandon et des disparitions l'eau en était devenue infecte, nous cessâmes nous aussi de l’aller puiser à la fontaine. Enfant, je m'y aventurais encore, pour me faire peur à contempler le trou profond dont la maçonnerie disjointe s’effondrait par-dedans, et où sourdait une eau sombre. L'auge de granit à son côté était envahie d'un cresson iridescent. Le trop-plein qui s'en épanchait par une bonde avait semé de fondrières ses abords. Les derniers à s'être désaltérés à la fontaine moururent un à un. Les joncs prirent racine. L'emplacement en fut oublié. En moi seul sourd encore cette eau sombre.  

Ainsi de toutes les choses orphelines dont j'ai hérité: au-dedans, au-dehors tombées dans une même déshérence. Elles se sont réfugiées en moi, je me suis réfugié parmi elles. Des malles ventrues bandées de cuir, des cantines de bois désarticulées, j’avais extrait pour l'entreposer dans ma cave tout ce qui me rappelait quelque chose, tout ce qui avait un possible usage: tessons d'histoires, fragments de machines. 

Ma nuit regorge de souvenirs et d'ustensiles.  

Il y a des cartes de frontières cent fois remaniées ou depuis longtemps abolies, de fortifications qui ne virent le jour que pour être démantelées, un plan de Paris où je cherche en vain sous les passages, les cours et les boyaux, des lieux où j'ai aimé à me promener.  

Il y a une demi-douzaine de missels et de paroissiens romains à la reliure de cuir élimé, fleurant encore l’encens et le buis. Entre les antiennes latines et les cantiques, au jour des Morts, à Pâques, à l'Assomption et au Carême, sont glissées, dédiées par des enfants dont le nom seul me revient, murmuré par une voix morte, des images de première communion.  

Il y a des traités de balistique d'avant Sedan, des manuels d'artillerie annotés en marge à la mine de plomb, un manuel d'instruction sur le service de l'infanterie en campagne, des carnets où sont couchés des noms de juments, des listes d'effets et de permissions.  

Il y a des boîtes de plumes, leur cachet-fermoir de papier gommé encore intact, décorés de médailles honorant un Grand Prix de Paris 1889 & 1900. Deux anges soufflent de la trompette et proclament sur un fond rouge les mérites de l'Incomparable, deux artilleurs sabre au clair, dans un nuage de fumée, ceux de la Mitrailleuse; et puis, Gloire de Boulogne, Post-scriptum...  

Il y a une Histoire sainte illustrée: Daniel dans la fosse aux lions, Lazare ressuscité drapé dans son linceul, Babel foudroyée qui ressemble à la tour de Pise.  

Il y a six ampoules, 110 volts, 60 watts. Mortes.  

Il y a un manuel de calligraphie maculé d'encre, des livres d'école recouverts d'un papier bleu marbré qui a passé, un dictionnaire classique universel français, historique, biographique, mythologique, géographique, étymologique, un cahier de préceptes de conduite et anecdotes instructives.  

Il y a dans une soupière ébréchée des tessons de faïence, puzzles de motifs vieux rose ou bleu outremer à jamais insolubles.  

Il y a un survêtement de pêche qui monte jusqu’à mi-corps.  

Il y a des rasoirs rouillés dont la lame maintes fois repassée sur la sangle de cuir a rétréci.  

Il y a un compteur Geiger auquel aucune pile ne convient.  

Il y a des bouteilles qui retiennent dans leurs flancs verts ou brans le hiéroglyphe de saisons et de terres dont j’ai perdu la saveur; sur un flacon, une étiquette manuscrite en épitaphe aux framboises de l'an quarante; une bouteille au long col encore cacheté sur un corps renflé, et dont les anges ont fini de clamer leur part.  

Il y a une pleine caisse d’un vin gris de l’année où je vis le jour. Aurai-je encore, à l'heure d'en finir, le goût de boire le temps de ma naissance?  

Il y a un masque à gaz aux yeux de mica cloisonnés comme des vitraux, enchâssés dans une toile grise, une cartouche de charbon encore vissée dans l'embout.  

Il y a une liasse de traites honorées au siècle dernier, des coupons d'un emprunt jamais recouvré, le récépissé d'une pension de trois cents francs à l'occasion d'une mort au champ d'honneur.  

Il y a une robe de soie noire empesée, le deuil permanent des grands jours d'autrefois.  

Il y a des cartons entiers de radiographies où, entre deux plaques de verre, dorment des squelettes aux vertèbres criblées d'éclats; fissures, failles des boîtes crâniennes, neigeuses têtes de morts dans leur halo de chair grise moucheté de plomb, sinistres mâchoires resserrées, aux dents mauvaises, orbites profondes; futurs ossements passés antérieurs. Parmi la grisaille des viscères et le spectre des tumeurs, la chair en négatif...  

Il y a la carcasse d'un parapluie dont la toile mitée, autrefois tendue sur des fanons de baleine encore souples, conserve entre ses flasques lambeaux les ailes poussiéreuses des papillons qui la dévorèrent.  

Il y a une lampe à pétrole dont le réservoir est un obus de 75; un coupe-papier dont le manche est une cartouche impercutée de Mauser et la lame un fragment de cuivre découpé dans la jaquette d'une autre douille; et encore deux briquets jumeaux façonnés dans des obus de petit calibre.  

Il y a un casque au cimier cabossé; dans son fourreau une baïonnette droite et fine, aussi longue qu'un sabre.  

Il y a un catalogue écorné de vente par correspondance: au début la ribambelle des fusils et des pièges, au milieu, des cages et toute une quincaillerie menue, à la fin, des sous-vêtements de femme compliqués.  

Il y a un vélo rouge, boyaux dégonflés, phare cassé, sa dynamo reliée à deux batteries de voiture montées en parallèle.  

Il y a des tronçons de fil électrique de diverses couleurs, tressés bout à bout.  

Il y a les clefs et le cric de la voiture remisée depuis toujours auprès du char à bancs. Fouet à la main, je fus charretier, jurant en mon for intérieur, et aussi, pied au plancher, conducteur projetant sur le pare-brise obscurci de chiures de pipistrelles des routes impossibles.  

J'ai dissipé mon enfance en imaginations héroïques. Les imaginations défuntes, de mes carrosses ne restent que carcasses: un char à bancs aux brancards rompus, le ventre obscur et moisi d'une bagnole remisée sous les déjections dans une grange abandonnée.  

Carcasses, coquilles vides, granges, voitures, pauvres rebuts sauvés du désastre et promis à un plus grand désastre encore dans le chavirement de la dernière mémoire.  

Il y a le lit-cage où je dormis jusqu’à ce que mes pieds eussent passé entre les barreaux, où je dors et crèverai dans la nuit, recroquevillé, serré contre moi, seul, dans le froid, Robinson spectral parmi les débris inutiles du naufrage.  

Il y a l’ovale émaillé d’un ci 

[ pages 151- 180 ]
© Editions Grasset & Fasquelle, 1990.
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