Extrait de:
L'automne romanesque 1999.
[hors-commerce]
Portrait ironique dune voix ironique elle aussi, celle dun homme décidé à tenir les deux promesses les plus exorbitantes de la littérature du XXème siècle: le crime parfait et lacte gratuit. Le narrateur de ce roman a choisi, dans lespoir de commettre une série de crimes parfaits, un principe meurtrier original et, selon le roman, presque infaillible. Ce narrateur sera donc de cette espèce quon appelle tueur en série, mais aussi un esthète, un moraliste, et par dessus tout, un lecteur. Ses crimes ne seront pas crapuleux, ne seront pas non plus lexpression de ses passions (en a-t-il seulement?) mais le fruit dune règle de vie sévère, presque ascétique, analogue à celle de lécrivain tout entier consacré à la religion de la littérature que nous a léguée Proust. Il confie à la littérature, et tout particulièrement à loeuvre proustienne en laquelle il a reconnu une source exemplaire dinspiration criminelle, le soin de lui désigner ses victimes selon un principe formel, impersonnel, bref une contrainte oulipienne.
A la 37ème phrase dA la recherche du temps perdu de Marcel Proust apparaît ce nom, Madame de Saint Loup. Notre narrateur se poste donc une après-midi en un point stratégique dune métropole moderne, disons, à la terrasse dun café. Il compte les corps qui défilent devant lui. Le 37ème sera le bon. Est-ce un passant? Notre narrateur finit de lire son journal, commande un autre café. Est-ce une passante? Bingo, cette passante incarne dès lors le personnage du roman proustien. Il ne sagit plus que dassassiner celle que le sort a baptisé dun nom de personnage proustien.
Cest ainsi, au gré de lapparition et de lexécution des personnages dA la recherche du temps perdu que va notre narrateur, composant son oeuvre criminelle. Chaque meurtre réussi appelle parallèlement la disparition des victimes dans le texte du roman de Proust. Car notre narrateur, accro des technologies nouvelles, ordinateurs, réseaux, jeux vidéo a vocation aussi bien à dépeupler le monde quà passer à la moulinette, parodier, pasticher et décomposer les grands textes de la tradition.
Notre narrateur est un homme éminemment moderne. Rien de ce qui est inhumain ne lui est étranger. Son monde est un monde déjà virtuel où les fragments de la culture, échantillonnés, recyclés, multipliés vivent une vie fantôme, où la seule loi à avoir cours encore est celle du programme, du sampling.
Parodie de la vocation proustienne, apologie du crime sériel, méditation sur les usages de la lecture, manuel technique de lassassinat, art oulipien du meurtre illustré et analysé: en dépit (ou peut être en vertu) de ses sinistres prémisses, ceci est un roman comique, mais un roman qui ne garantit à son lecteur aucun des conforts de la justice faite ou de linnocence et de limpunité spectatrice.
Le lecteur longtemps abreuvé de réconfortantes tisanes et gavé de petites madeleines ne devrait pas manquer dêtre épouvanté: et si la littérature était au fond affaire criminelle de part en part?
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