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Pas un jour digression |
photo © U. Andersen/Gamma
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Eva Domeneghini
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Il test difficile décrire sur Pas un jour. Tu entrevois depuis des mois la difficulté de la tâche et repousse chaque jour léchéance. Tu nas que trop longtemps attendu. En entamant ainsi son propos, lauteur de ces lignes ne sait que trop que ses lecteurs risquent fort dentamer un large sourire ou de soupirer tout leur soûl. Alors expliquons-nous: on a beaucoup écrit sur Pas un jour, plus sans doute que sur tous les autres romans dAnne Garréta (Sphinx excepté, peut-être). La glose et lentreglose, le commentaire du commentaire, lanalyse psychologique, psychanalytique, autofictionnelle, liminaire ou propédeutique, whatever, ont eu leur part. Quas-tu, à ton tour, produit de probant sur le sujet? Une lettre brute, écrite sous le coup de la première lecture du livre, aux alentours de Noël. Ceci nest pas très sérieux. Poursuivons. Il te semble que Pas un jour ne peut être décemment commenté que sous langle de la digression, et que celle-ci seule permet la distance suffisante et évite lattrait du résumé facile, de lénoncé fastidieux de contraintes, de discours, de projets et de réalisations que la glose ressasse en vase clos (mais il faut bien remplir son quota de signes, et réexpliquer à chaque tournée de quoi on cause) depuis quelques mois déjà, et que les lecteurs pourront aisément retrouver sil leur en prend lenvie. Il te semble donc que tu ne peux que digresser, et prendre la tangente pour fuir ces allées pavées, puis bétonnées, presque défoncées par la puissance destructrice du commentaire qui finit par assécher la source plutôt que de construire des aqueducs. Tu te sens une âme de Frontin. Tu exagères sans doute. Pas un jour est un hapax dans loeuvre, voilà qui est une chose entendue. Croire cependant que ce livre nest quune respiration entre deux recherches complexes est sans doute aller un peu vite en besogne. Mais le monde est rempli de besogneux. Arrêtons-nous dabord sur la définition quen donne son auteur: il sagit dune prose de mémoire. Tu prends ce roman pour un exercice danalyse permanent, la manifestation dun attrait irrépressible pour la réflexion intellectuelle, la recherche de signes, de souvenirs, de reconstruction dun récit qui se serait échappé, qui serait porté disparu avant même que dêtre écrit. Pas un jour court sans doute après des fantômes. Il ne tarrive jamais rien quen mémoire. Tu ne saisis linstant que dans le souvenir lointain, quaprès que loubli a donné aux choses, aux êtres, aux événements la densité quau jour, évanescents, ils nont jamais. Tes jours sont de vapeur, de buée imperceptible. Le monde (et toi de même) est fantôme que seul le temps, la nuit du temps rend visible et dans le même instant efface. Pas un jour est alors, plus quun roman sur le désir, un roman sur la mémoire. Peut-être est-il également un roman en mémoire, mais en miroir dun autre, évanescent, qui ne sécrira jamais. Mémoire que la littérature permet de sortir de cet oubli qui sinstalle, que lon désire souvent ardemment installer, mémoire photographique des instants qui peuplent cette nuit du temps qui échappe à lanalyse. Mais lauteur, nous lécrivions, possède cette passion de lanalyse qui confine à lobsession. Sentir que quelque chose y échappe, se perd, devient insaisissable, est une sensation proprement terrifiante. Alors Pas un jour serait-il un texte proche de lexorcisme? Il te semble que son auteur ny exorcise finalement pas grand-chose, mais plutôt quil ne cesse de retourner ce dont il na pas lhabitude (ce qui est en soi une torture, pas nécessairement désagréable), car écrire sur le désir est chose commune, mais pas pour Anne Garréta. Rappelons ici, pour la compréhension de lensemble, que Pas un jour traite du désir que la narratrice a éprouvé pour des femmes, ou que celles-ci ont éprouvé pour elle (ceci te paraît un résumé quelque peu réducteur, mais le rappel était nécessaire). Il te semble finalement quAnne Garréta est un écrivain que la perte, la disparition et la déréliction des êtres et des choses obsèdent. Avec pudeur et distance, sans nul doute, au milieu dautres thèmes et dautres constructions, et par le biais de lécriture fictionnelle, mais cela ne change rien au constat. Il te semble que Sphinx, déjà, était un roman sur la disparition. Que Ciels liquides le soit, nul doute. La Décomposition peut également être considéré comme un travail de dézinguage organisé afin déchapper à une hantise qui rattrape le narrateur meurtrier pour lentraîner à sa perte, en particulier dans ce dernier chapitre syncopé, heurté par le roulis du train, et par léclatement dune construction complexe qui, au final, se perd elle-même. Enfin, Nuits est une nouvelle dont le sujet principal est la perte. Litanie impressionnante, on en conviendra. Et où lon constate la place que tient la nuit dans les textes: Pas un jour est ainsi un roman nocturne, terrau idéal pour lexercice de la mémoire, et peuplé par des ombres portées sur le texte. Il te semble en conséquence absurde et lamentable de lire parfois quAnne Garréta écrit des livres froids et si complexes quils découragent la lecture. Il te semble même (mais tu sais que tu ne fais que supposer) que ces fameux lecteurs ne lisent que ce quils veulent lire, et que la supposée froideur quils y trouvent nest que le reflet de leur incapacité à entrer dans le jeu de lauteur (trop glissant et périlleux, peut-être), car le risque peut être trop grand de sy perdre, ce serait une défaite et à trop considérer la littérature comme une bataille rangée, on finit par passer à côté de lectures qui en valent la peine. Ainsi il te paraît que la littérature nest pas chose froide, quelle peut être chose amusante, et quil faut parfois accepter dêtre transporté par un livre. Quitte à ce que la prose de mémoire induise des effets curieux sur le lecteur, car il est évident quun livre sur le désir, et sur la mémoire du désir, produit immanquablement un processus identificatoire. Lisons Freud, ou relisons-le, il ne peut sagir que dun petit transfert littéraire. Car enfin, que ceux qui pleurent sur la froideur mécanique de Pas un jour examinent quelques instants, outre leur acception de la mécanique, la mélancolie et létrangeté qui sen dégagent. Cette série de chapitres sont autant de nuits de la mémoire, où, sur un écran dordinateur, la narratrice entreprend de dévider et disséquer sa mémoire à défaut de proprement vider son sac. Et si cette mémoire nest pas toujours douloureuse, elle lest souvent, et conduit à un constat dimpuissance que seul le texte permet, un instant, déviter. Il est des choses sur lesquelles on ne peut écrire. Il y a des choses que le texte ne peut quapprocher, effleurer, parce quelles sont indicibles et quil ne ferait que dénaturer sil tentait de les disséquer. Le chapitre K*, à cet égard, est comme un symptôme de cette impuissance. Quest-ce, dailleurs, que la mélancolie, sinon la prise de conscience de limpuissance de la mémoire à faire revivre ce qui nest plus et ne reviendra pas? Dans cette panique de soudain comprendre, tu as écrit nimporte quoi. K* tient encore à tout ce que tu es aujourdhui. Il ny a personne à ressusciter, et cest parce que la mémoire est encore vive quelle résiste à se laisser autopsier et décimer au fil dun récit. Il serait donc oiseux, dans un commentaire, de raconter par le menu les petites histoires de désir qui composent Pas un jour. Ce serait, il te semble, trahir le récit lui-même et éviter au final décrire sur ce qui peut rester de Pas un jour, au-delà de la narration linéaire de faits bruts. Ce serait peut-être, également, donner à lire une froideur qui ne sy retrouve pas. Le catalogue de douze désirs nest pas le roman, il nen est quun résumé malaisé, imprudent, hâtif et inexact. Il nest de plaisir, en somme, que dans la digression. Alors tu te borneras à écrire que Pas un jour est un roman quil sagit de lire avec attention, et que le plaisir du texte est sans nul doute ce quon y trouve de plus agréable. Car ce plaisir de lecture se doit dêtre signalé dans un commentaire afin de ne pas gloser sans fondement. On a lu, souvent, que cétait un livre complexe. Nous dirons que cest un roman dont le style est la trame et la mémoire le fond. Une fois de plus, il serait fastidieux de caractériser avec précision le style dAnne Garréta. Que faire, sinon établir une liste convenue de poncifs aimables (et pas toujours faux) sur la combinaison de linfluence classique (proche du XVIIè siècle) et des expressions les plus modernes? Il nest rien de plus agréable- et simple- que de citer le texte pour échapper à cette tentation. Tu songes à la simplicité quil y aurait eu à lappeler, la rencontrer dans quelque jardin discret, café obscur. Tapparaît peut-être la figure de ce que tu désirais: la ravir à son milieu, comme sil était possible de la dépouiller de ces traits que sans doute ladaptation à ce monde, dans la sorte de compétition darwinienne quil force, la conduite à adopter. Ironie: ce désir héroïque du dépouillement outrepasse lempire même, il labsolutise. Ironie encore: de milieu, tu nen as pas, nas développé nulle adaptation spécifique à aucun et cest ce qui fait si puissamment que tu nes chez toi nulle part et que ces phrases sont le seul milieu que vous partagerez jamais. Où dénouer le fil du désir. Rêver des nuits. Errer encore parmi les ombres (Chapitre Y*). Enfin, il faut signaler quon ne peut pas lire Anne Garréta si on refuse le jeu auquel elle se prête. Car à trop commenter la mélancolie et la prose de mémoire, nous pourrions perdre de vue le caractère parfois parodique et comique de laffaire. Pas un jour nest pas le dernier ersatz postmoderne dAdolphe, que ce soit entendu. Lultime tour de piste de lauteur qui décide de révéler lexistence, parmi ces douze nuits, dune fiction (sans donner la clef de lénigme), forme le canevas final de ce jeu- dangereux- auquel il a proposé au lecteur de jouer dès lentame. Il ny a peut-être de sérieux que la légèreté, et il ny a assurément de réelle mélancolie que celle qui refuse la pleurnicherie et se moque delle-même. Et qui sort par là de lautobiographie romancée, de lexercice pur et simple de mémoire, finalement assez vain en soi, pour proposer au lecteur de partager quelques réflexions. En témoigne, dailleurs, le post scriptum polémique du livre, qui tient plus de lessai que du récit- puisque ledit récit est en réalité hautement polémique dans son fond comme dans sa forme. Tu ne sais pas comment conclure. Tu penses quil faudrait achever cette digression par un conseil aux lecteurs. Il sagirait de lire Pas un jour sur de la musique techno, en montant le son, dans une voiture américaine, et sur le siège passager pour la vraisemblance du conseil et préserver la précieuse vie desdits lecteurs. Ceci pour expliquer que Pas un jour est un roman à la fois fluide et complexe, peuplé et solitaire, et enraciné dans une position inconfortable. Tu as lu quelque part quAnne Garréta était une sorte daristocrate de lécriture qui, bien que ne suivant pas les modes, nen dédaignait pas les rivages. Tu écriras donc quil ne faut pas dédaigner les rivages de Pas un jour et même, sans doute, ne pas hésiter à faire un plongeon dans locéan. Enfin, lire attentivement le conseil de lante scriptum: Car la vie est trop courte pour se résigner à lire des livres mal écrits et coucher avec des femmes quon naime pas. Affaire de style. |
Novembre 2002 |