La question du genre dans l’oeuvre d’Anne Garréta



Vos impressions,
commentaires et informations


Le questionnement autour du genre se retrouve dans “Sphinx” ainsi que dans une nouvelle comme “Vol” et, dans une moindre mesure, dans “La Décomposition”. Le double sens du mot "genre" en français ne nous échappe pas, il désigne en littérature le genre grammatical ainsi que le genre littéraire.
“Sphinx” est indéniablement un roman construit autour de la question centrale de l’absence de toute marque de genre pour désigner les deux personnages principaux du roman, le narrateur et A***. De cette absence découle l’inévitable interrogation pour le lecteur, et pour l’écrivain une difficulté sémantique considérable. C’est pour cela que “Sphinx” peut être considéré comme un roman oulipien, les contraintes sémantiques étant clairement définies: c’est une interrogation permanente sur la “grammaire du genre”, sa réception et ses effets. L’indifférenciation sexuelle entraîne une narration conditionnée par l’exercice, ce qui laisse une large place aux considérations philosophiques, personnelles du narrateur d’où toute marque de genre est nécessairement absente. Quand vient le temps de l’action, l’exercice se corse mais l’auteur s’en tire toujours par une pirouette: l’exemple le plus probant est celui de la scène d’amour victime d’une ellipse nécessaire. Chaque description physique, lorsqu’elle ne peut être évitée, donne un indice au lecteur. L’auteur inverse alors les conclusions (hâtives) que le lecteur a cru bon de tirer quelques lignes plus loin en ouvrant d’autres pistes qui tendent finalement à s’annuler mutuellement. Tour à tour hommes et femmes, les personnages sont de plus en plus flous et ne peuvent être saisis que dans leur complexité. Toute certitude est exclue et le roman est inconfortable, insaisissable.

Il est surprenant qu'aucun autre auteur ne se soit amusé à jouer sur l’indifférenciation sexuelle de ses personnages plus tôt- il s’agit d’un jeu, mais d’un jeu sérieux et qui pose de nombreuses questions. On pourrait bien sûr trouver des exemples dans la littérature contemporaine de romans ambigüs qui insistent volontairement sur les particularités de leurs personnages. Proust, le premier, est l’écrivain dont les personnages se rapprochent le plus d’une esthétique de l’ambiguïté, rendue plus forte encore par l’identification complexe des personnages. La glose interminable qui s’est développée autour d’Albertine démontre que le thème du genre, de l’identité sexuelle tient toute sa place dans la littérature contemporaine. Souvent les écrivains s’attachent à décrire des marginaux, des “déclassés” du genre qui tentent de s’affirmer et de s’identifier eux-mêmes.
Il nous semble que le roman contemporain le plus proche de cette volonté d’indifférenciation, ou encore d’identité fluctuante et insaisissable, est “Orlando” de Virginia Woolf (1928). Dans cet ouvrage, Orlando traverse trois siècles de l’histoire anglaise, tour à tour homme et femme et jouant même à l’intérieur de ces identités par le travestissement. Femme, Orlando se déguise en homme le soir venu et homme, il prend des allures de jeune éphèbe. On a beaucoup écrit que ce roman de V. Woolf avait été inspiré par plusieurs de ses connaissances et en particulier par Vita Sackville-West, aristocrate anglaise avec qui la romancière était très liée et qui jouait sur les deux tableaux. Elle prenait une allure “féminine” dans certaines réunions mondaines pour aussitôt après retrouver son aspect plus “masculin”.
Si l’on excepte donc “Orlando”, l’indifférenciation sexuelle n’est jamais permanente dans un roman. “Sphinx” n’en est que plus remarquable par cette originalité: c’est un quasi hapax littéraire... L’absence de marque de genre questionne invariablement le lecteur sur la pertinence des marques traditionnelles de la différence des sexes, question éminemment complexe et actuelle. Loin de toute littérature trop spécifiquement “féminine”- ce terme étant alors réduit à l’expression de la “féminitude” vantée par des philosophes et psychanalystes comme Luce Irigaray et qui tend à faire de tout écrivain de sexe féminin le représentant, fût-ce inconscient, des caractéristiques propres à son sexe-, l’oeuvre d’Anne Garréta est plus proche de l’idée que se faisait de la littérature Virginia Woolf (l’humour et la mélancolie se retrouvant également dans leurs oeuvres) ou encore, mais de façon moins évidente, Marguerite Yourcenar. Mais là où Yourcenar se refusait absolument à poser la question des femmes et du roman, Anne Garréta tente à l’inverse de prendre la question à bras le corps dans un roman qui n’est en rien un manifeste, mais une application pratique et moderne des conceptions exposées par Virginia Woolf dans son essai intitulé “Une chambre à soi”(A room of one's own). En déplaçant le débat, qui se porte ici sur les personnages eux-mêmes bien plus que sur l’auteur, Anne Garréta ouvre de nouvelles portes, que l’on croyait fermées depuis longtemps.

“Sphinx” questionne autant le genre que sa traduction pratique par le langage, et par là interroge les grilles de lecture de la différence des sexes par les lecteurs. C’est aussi un travail sur l’expression romanesque au sein de la littérature “à contraintes”. Comment sortir d’une contrainte si permanente? Par l’intériorité, les considérations philosophiques, l’errance littéraire et psychologique, la narration distanciée et l’ellipse circonstanciée, répond “Sphinx”. Toute identité fluctue et change, c’est une erreur que de croire en l’immuabilité de toute chose. Il nous paraît que ce sont les contraintes sémantiques qui concourent à donner à “Sphinx” un ton mélancolique et distancié, une dimension tragique dans l’absence de l’autre que l’on ne peut définir ni finalement percevoir dans son originalité propre. Ce thème rejoint celui de l’identité développé dans “Ciels liquides” et qui sous-tend l’errance du narrateur (cette fois exclusivement masculin) qui se perd en oubliant sa langue à force de trop connaître les autres, et celui de “La Décomposition” où le narrateur se heurte au personnage d’Albertine qui ne correspond pas à sa logique formaliste. Non seulement dans “La Décomposition” le narrateur est asexué, mais cette fois le jeu autour du genre s’attaque au meurtre et à la relation entre l’auteur du crime (un homme ne tue pas comme une femme) et sa victime, choisie selon les règles de la grammaire: accord en genre et en nombre. L’identité (sa définition, sa permanence, son rejet et sa disparition tragique) , répétons-le, est un thème central de l’oeuvre d’Anne Garréta, et il ne se réduit aucunement au seul thème du “genre” des personnages. Mais en inaugurant tout questionnement philosophique par celui de l’identification sexuelle, Anne Garréta place indéniablement son oeuvre sous le signe des “queer studies” à l’américaine. Nous entendons par là la matière qui vise à interroger le genre, ses marques et ses manifestations, et en particulier la fluctuation des identités, la souplesse de la frontière entre masculin et féminin. Entre “gender studies” et “queer studies”, “Sphinx” ne manque pas de trouver sa place. Roman queer, certes, mais pas à la façon de celui de Beatriz Preciado. Anne Garréta est un écrivain, et rien de moins, un écrivain à qui l’universalité de l’oeuvre ne fait pas peur.

Dans une nouvelle publiée dans le Serpent à Plumes, “Vol” (1990), le thème du genre et de l’identité reparaît avec une acuité évidente. La structure narrative de cette nouvelle est en effet simple, puisqu’elle conte linéairement le voyage du narrateur en avion, de New York à Paris, et sa rencontre avec une jeune femme entreprenante et comme sortie d’un “pensionnat pour jeunes filles”. Ce narrateur fait des recherches littéraires aux Etats-Unis, aime Céline, se moque du féminisme tendre de son interlocutrice et finit par ne plus supporter les entreprises hasardeuses et indélicates de celle-ci. En dehors d’une structure et d’une langue remarquables, “Vol” se caractérise, comme “Sphinx”, par l’identité étrange parce qu’indéfinie du narrateur. Le lecteur perspicace, ou simplement renseigné, sera amusé par la situation du narrateur dont il est impossible de ne pas constater qu’il a un parcours et des goûts semblables à l’auteur de la nouvelle: pirouette qui prête à sourire. Le jeu en vaut la chandelle, et la nouvelle se lit agréablement: on admire le style précis et riche à la fois, l’humour et les bonnes manières- excessives et incontrôlables, comme à l’accoutumée- de notre narrateur dont l’agacement fait notre bonheur.
“Vol” est donc une nouvelle libre d’interprétation. Ce n’est pas un cadeau, puisque les différences d’appréciation seront considérables selon que l’on pense, sans toutefois jamais pouvoir le prouver, que le narrateur est un homme ou une femme.

Les romans d'Anne Garréta, comme elle le dit ironiquement, aiment à "jeter la langue par les fenêtres" et posent en permanence la question de la relation entre les mots et les choses. La littérature a ici un rôle, elle est profondément dans le monde mais ne retire de cette proximité aucune lourdeur supplémentaire. La relation au monde, à sa richesse, ne doit pas conduire la littérature à s'y perdre- on pourrait donner comme contre-exemple celui d'une littérature qui, n'en finissant plus de s'"engager", ne peut laisser de trace dans le siècle et encore moins au-delà, devenant un témoignage d'époque- mais à s'y retrouver. Il s'agit d'une démarche subversive, qui remet en question la construction fictionnelle traditionnelle telle qu'elle se pratique encore aujourd'hui: c'est en ce sens que nous parlons pour l'oeuvre d'Anne Garréta de post-modernisme. Elle ne rejette pas les écrivains du temps passé. On n'écrit plus "comme au temps des calèches", mais ce temps-là et ceux qui l'ont dépeint dans leurs fictions, a encore beaucoup à nous apprendre: Proust ne cesse encore aujourd'hui de nous étonner.
Il nous semble cependant qu’en se livrant à ce jeu, Anne Garréta sait pertinemment qu’en chaque lecteur sommeille un terroriste de la langue qui ne manquera pas d’annexer, fût-ce inconsciemment, les personnages aux sexes qui leur sied le mieux à son goût. Mais c’est précisément la liberté inédite donnée au lecteur qui est intéressante dans cette absence de “marquage” des personnages. Procédé oulipien donc, puisque jouant sur une contrainte sémantique nouvelle, mais plus largement parce qu’il fait appel à l’imagination du lecteur obligé de s’adapter à la virtuosité de l’auteur. C’est un jeu dangereux, mais ce sont là sont les seuls qui valent la peine qu'on y joue.

Eva Domeneghini


Accueil

Vos impressions,
commentaires et informations