Identité et dépossession



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Quelques notes autour du thème de l’identité qui se fond avec celui de la dépossession et de l’absence.
Les personnages des romans d’Anne Garréta ne cessent de remettre en question leur identité et de la chercher au milieu des décombres de leurs vies. Un traumatisme met en évidence la difficulté d’être, de s’adapter au monde et d’y trouver sa place. Les narrateurs de “Sphinx”, de “Ciels liquides” et de “La Décomposition” se cherchent et ne se trouvent pas, sauf dans un leurre qui, une fois perçu comme tel, entraîne la chute inévitable et le désespoir.

Qu’est-ce que l’identité d’un personnage et sa quête? Il s’agit de reprendre dans l’ordre pour rendre intelligible le déroulement des faits.
“Sphinx” met en scène un narrateur dont l’identité est fluctuante, nous l’avons vu, parce qu’il n’a pas d’identité sexuelle définie. Une fois cette donnée posée, ce narrateur secret et mélancolique se perd “pour mieux se retrouver” dans l’amour de A***. La mort de l’objet de son amour le met face à face avec lui-même. Mais ce qu’il est, aux yeux des autres mais surtout de lui-même, il ne le sait pas. La perte, le deuil, entraînent dans leur douloureux sillage la nécessité de l’intériorité qui met en évidence une situation insupportable: “Seule subsistait là, devant mes yeux perdus d’absence, aveugles à toute autre chose, la dépossession qui saisit, étreint puis rejette sans plus de substance, sans plus d’intelligibilité”. Le monde n’est pas fait pour lui, et le narrateur ne peut que le rejetter sans tenter de le pénétrer comme semblent le faire tous les autres. Lui ne peut s’adapter car il n’a pas d’ancrage, pas de racines, rien à quoi se raccrocher. Son objet d’amour, et la passion qui s’ensuivit ne l’ont pas aidé à rentrer en possession de lui-même pour s’intégrer au monde. Au contraire, il s’est enfermé dans la sécurité confiante de l’amour sans jamais penser que l’essentiel lui échappait. Quand le deuil survient, il est accompagné d’un terrible sentiment de culpabilité et de vide. Tout était faux, se dit-il, et rien n’a jamais existé. Et si tout était faux, il n’y a plus rien à vivre. “J’étais l’ombre d’un corps qui m’ignorait, et la source de lumière qui produit cette ombre. Ce que je recueillais par projection n’était que moi-même. A*** n’était que corps parasite interposé entre ma conscience et mon indéfectible tendance à diffracter le réel”.
Et en effet, le narrateur n’est pas au monde, il s’y meut sans bien le comprendre. Son incompréhension le conduit à être agit et non à agir, sa volonté propre n’a aucun effet sur le cours des choses, qu’il subit et accepte comme s’il allait de soi. Il est intéressant de noter que c’est précisément quand il prend sa vie en main, décide de déclarer sa flamme et de vivre une histoire d’amour que le drame se produit et que le développement de son projet est brûlé, détruit en plein vol. Le choc est insupportable et, jusqu’à la fin, le narrateur erre sans but dans une vie qui a pertu tout sens, si elle en eût jamais: “Se perdre pour mieux se retrouver, telle était ma feinte qu’aujourd’hui j’entends comme celle d’un mysticisme qui s’ignorait et s’ignora si longtemps qu’au moment où je le compris ma vie avait déjà pris le tour de l’attente vaine d’une mort toute aussi vaine”. Quête de l’identité, quête du sens. Les deux sont inséparables et traversent les romans d’Anne Garréta. La quête du sens (mais pour chercher le sens, encore faut-il se connaître soi-même) est aussi celle de l’autre. La passion amoureuse est donc un leurre que la mort vient démasquer et anéantir. L’espoir, on l’aura compris, est ici une denrée rare. “Sphinx” n’est pas un roman optimiste (et encore sommes-nous ici contraints à l’usage de la litote), il met en scène une déception tragique qui aboutit à la prise de conscience douloureuse que la cristallisation ne peut tenir lieu d’identité de substitution. Nous existons certes par le regard des autres, mais ce que nous recherchons chez l’autre est bien souvent ce que nous aimerions trouver en nous mêmes. Le narrateur de “Sphinx” s’en rend bien compte, lui qui comprend, mais trop tard, que le miroir dans lequel il voyait A*** était celui des méandres de sa propre existence, construction complexe et désordonnée à laquelle la passion avait donné un semblant d’ordre. L’édifice était si fragile que la perte de l’être aimé entraîne une culpabilité et une déception telles que toute vie apparaît dès lors impossible.

“Ciels liquides” est certainement le roman où la question de l’identité apparaît comme la plus évidente, puisqu’elle constitue la trame du roman. Le narrateur, brillant étudiant qui étudie “stupidement” les sciences politiques, est pris de crises subites qui l’amènent inexplicablement à perdre l’usage de sa langue ainsi que celui de tous les idiomes qu’il connaissait. Les sons lui parviennent mais meurent “au seuil du sens”: “Les mots, larves pétrifiées dans leur recoin obscur, en une nuit muré...”
Au fond de sa nuit, dans son refuge, le narrateur espère retrouver sa langue pour se retrouver, recommencer une vie qui n’a jamais été comprise, admise même. La volonté des parents, puis le cours des choses se sont ligués contre une volonté propre introuvable, mystérieuse et qui renaît au beau milieu des cendres de la disparition de tout repère. Ici, il n’y a pas de sens, il n’y a que le vide créé par la perte, toujours, de ce qui tenait lieu d’identité. La première page de “Ciels liquides” exprime bien cette atmosphère tragique et belle qui rend ce roman si noir et si fascinant dans la déchéance poétique de son héros: “Tout se sera arrêté et le temps aussi, figé dans une griserie indistince, soleil éteint. Il n’y aura plus que des pierres. A quoi bon s’égosiller. Rien n’aura eu lieu”.
Dans “Ciels liquides”, le doute n’est pas permis sur le désespoir tranquille du narrateur. Il n’est pas question de se révolter mais bien d’accepter une fatalité incompréhensible, venue d’on ne sait où et qui inflige des châtiments sans jamais daigner s’expliquer. C’est dans ce roman aussi que renaît le thème du double, de l’autre qui est soi sans qu’on en soit bien sûr ou que cette ressemblance s’explique rationnellement. La rencontre de l’autre moi, celui perdu et jamais retrouvé, est toujours annonciatrice d’un désastre. Plus aucune protection, fût-ce celle de l’Ange, n’est possible. Le double attire la mort et la fait naître du néant des sentiments, vide existentiel profond que la mise en abîme effraie et condamne à l’errance. Déjà, dans ce “parc” qui n’est autre qu’un cimetière, c’est Caïn qui regarde le narrateur dans le caveau sans nom encore gravé qu’il s’est choisi pour demeure. Un Autre, sans âme, sans corps mais dont la présence envahit toute la perception du monde extérieur, tente de prendre la place du narrateur, de conquérir son espace vital qu’il sait instable et vide de toute connaissance certaine: “Je ne bougeai plus. Je voyais cet oeil brûlant transperçant mes paupières me regarder, rond, vitreux et qui jamais ne cillait”. Nul crime pourtant n’a été commis, mais il est comme coupable d’avoir quitté un monde, celui de son enfance, perdu dans des villes étrangères et des études sans interêt. Il s’interroge: “Mais quel crime, quel deuil, quel amour, même idéal, me vaut un tel entombement?” La réponse ne viendra pas. Rechercher autre chose que ce qui peut être donné, cette quête d’absolu, de ce qui ne saurait exister ailleurs que dans l’espoir fou de tout enfant, ou de celui qui a gardé une part d’enfance, cette simple quête est impossible. Un monstre froid, qui prend des visages terrifiants autant qu’invisibles, combat toute vélleité de révolte. C’est ce monstre, qu’on l’appelle le temps ou la mort elle-même importe guère, qui peut prétendre que “rien n’aura eu lieu” et anéantir ainsi des années de vie qui perdent tout sens.
Le narrateur ne sait plus ce qu’il est, où il va. Enfermé dans sa nuit, blotti dans une tombe, son double, un jour, se montre. Déjà un ange mort l’a abandonné, son autre moi apparaît pour mieux disparaître: “L’inconnu, mon semblable, passa sans paraître me voir et continua son chemin. Effrayé qu’un tel prodige et curieux de cette ressemblance, je le suivis”. C’est sa propre mort, pourtant, à laquelle il assiste stupéfait: “Soudain sur le pavé du trottoir roula une sphère où grimaçait mon visage” et, plus loin: “Le visage de l’homme assassiné, ce visage noyé dans le canal, sous mes yeux, dans ma mémoire, dévorait le mien”. Cette mort symbolique, digne de Kafka, scelle le sort du narrateur. Celui qui est déjà mort ne peut mourir de nouveau, mais il peut encore souffrir. Et c’est en fantôme sans identité et qui usurpe celle d’un double disparu sous ses yeux, que le narrateur poursuit son chemin et travaille dans une morgue.
Dans les romans d’Anne Garréta, les personnages ne se reconnaissent d’ailleurs pas dans les miroirs eux-mêmes. Il y voient l’objet de leur amour (dans “Sphinx”), sont les seuls à s’y refléter (“Ciels liquides,” ce qui provoque l’ire des passants à qui la chose paraît incongrue) ou tirent contre une vitre, contre une Albertine reflet de leur erreur (“La Décomposition”).
Nous l’avons vu, l’identité dans “Ciels liquides” est le coeur du roman, son début et sa fin. Le double, la mort, la dépossession lente mais totale de tout ce qui semblait exister, tout cela emplit le roman d’une atmosphère d’une infinie tristesse, aggravée encore par le manque de mots pour désigner les choses. Les allégories ont dès lors leur place sans que le lecteur comprenne bien à qui il a affaire. Car la grange rêvée, celle de la maison de l’enfance, que le narrateur tente de recréer en rêve tout au long du livre se confond avec la quête éperdue de son identité. La retrouver, pense-t-il, sera se retrouver lui-même. Or c’est précisément l’inverse qui se produit et une autre voix se met à parler pour lui, qui s’échine à le faire disparaître. Celle d’un double imaginaire, celle de la mort, qui finit son travail, nul ne le sait car rien n’est nommé ni expliqué ici. Un huit clos terrifiant s’engage, qui finira dans la disparition de toute chose: “Il y a là dans ma nuit auprès de moi un autre qui, malgré la nuit, me voit et se joue de moi”.

L’identité encore, dans “La Décomposition”. Le narrateur se construit une identité grâce à Proust et à ses cadavres exquis. Substitution, ici, plutôt que recherche d’une vérité insaisissable. Le formalisme sauve le narrateur du néant, mais il le conduit néanmoins à une impasse. Le deuil le guette, lui aussi, et le meurtre apparaît comme une échappatoire facile à une réalité vile et aggressive. L’agression du monde, son dépeuplement méthodique, plutôt que l’envahissement du moi par le monde. C’est une solution qui est séduisante, comme l’est la mécanique parfaite du meurtrier qui séduit le lecteur et l’intrigue (ainsi, d’ailleurs, que la virtuosité de l’auteur qui joue et s’amuse sous nos yeux ébahis). Le jeu est amusant, jouissif même, inconfortable (mais le lecteur qui n’aime pas être dérangé n’a qu’à aller se recoucher et fermer ce livre pour de bon). Mal assis avec son roman, le lecteur va de surprise en surprise, de crime en crime, sans sentiment ni remord, car la logique ne souffre aucun retard. Mais “La Décomposition” est un roman bien moins insensible qu’il n’en a l’air. La logique formaliste du narrateur se heurte à la connaissance de sa victime: son garagiste (“Monsieur de Cadillac”...) est connu de lui, et Albertine enfin, voilà l’identité imprécise dans toute sa splendeur qui renvoie au narrateur la vanité de ses actes. Malgré son ton souvent badin, amusé, le meurtrier est dérangé et sa logique incomplète. Son identité n’était qu’un leurre de plus.
Il y a donc dans ces trois romans une présence nettement perceptible à la première lecture des thèmes de l’identité et de la dépossession. Ce qui frappe également, c’est que la question de l’identité se confond invariablement avec celle de la dépossession (voire de la “décomposition” du monde sous les yeux du narrateur comme dans “Vol”: “Il me semble que ma vie entière, sous mes yeux se décompose”), celle de l’absence et finalement, de la mort.

Pour conclure ces quelques remarques, c’est sur ce dernier point qu’il s’agit d’insister. L’identité est insaisissable, elle échappe à toute recherche et disparaît lorsqu’on croit la trouver. Tout se transforme, et les gens disparaissent. La crise d’identité se confond avec la mort des êtres, la déliaison. Le deuil, impossible, est une période de doute puis de descente aux enfers. C’est que la mort de l’autre (du double, bien souvent, réel ou imaginaire) renvoie comme dans un miroir à sa propre mort que le narrateur entrevoit sans bien la comprendre. C’est la mort, le deuil impossible et la perspective de sa disparition qui entraîne le narrateur dans une chute qu’il ne comprend pas mais qu’il subit comme s’il s’agissait d’une punition infligée par-delà la disparition elle-même. Il s’en veut de survivre à la mort. Ainsi dans les trois romans dont nous parlons, un deuil est à accomplir: celui d’un être cher, celui du langage (et du double), celui enfin d’une logique meutrière impuissante à cacher une blessure profonde qui ne veut pas se dire (c’était là l’hypothèse formulée par Josyane Savigneau dans “Le Monde”).
Nous concluerons cet essai en citant un passage de “Nuits” (1994), nouvelle qui a pour seul thème l’absence et le deuil de l’autre, être aimé et perdu à jamais. Là encore, la mort entraîne l’interrogation sur la vie, sur sa poursuite nécessaire mais impossible, enfin sur l’identification au sort de l’autre, si proche de celui que nous tous aurons à subir un jour plus proche que nous le croyons souvent:
“Debout auprès du lit sur lequel je m’étais étendue, tu m’apparus. Tu me souriais. Dans un saisissement qui m’éveilla, l’évidence de la disparition passa de ton sourire dans ma chair. Tu m’étais apparue vivante et je te savais morte; je me pensais vivante et devins la proie de mon absence future”.

Eva Domeneghini


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