LIBERATION

MON JOURNAL DE LA SEMAINE


Infoutue de tenir boutique des jours

Par ANNE GARRETA

Le samedi 16 et dimanche 17 décembre 2000

Samedi

Hérésie et ironie

Dernier jour de la conférence au Nanovic Institute de l'université Notre-Dame. C'est au fin fond du Midwest, dans l'Indiana. Une mosaïque géante du Christ bras étendus décore la façade de la bibliothèque, portant donc la croix d'un bon million de volumes et bénissant du même geste les buts de l'équipe (réputée) de football américain de l'université qui lui font face. J'ai retrouvé hier mes réflexes américains: jusqu'à minuit à la bibliothèque. Le campus offre aussi, outre ses nombreux crucifix et la cabane de rondins qui fut sa première salle de cours, une réplique de la grotte de Lourdes, avec cierges et adduction d'eau.

Quant à la conférence, rien que de très habituel. Sur 23 participants tant américains qu'européens, on compte 3 femmes et 4 Français. On y débat globalisation et diversité culturelle. La divergence majeure entre les intervenants ne tient pas tant à la position idéologique, anti ou proglobalisation, mais, comme d'habitude, à l'attitude des locuteurs: il y a les technocrates, ceux qui savent, sérieux comme des papes, et sourds donc comme des pots (ou des positivistes), et il y a les littéraires, ceux qui lisent (des livres ou les signes du monde) et qu'afflige cette hérésie, l'ironie.

A la radio, dans la voiture, annonce de la décision de la Cour suprême de suspendre le décompte des voix en Floride. Adieu la belle et prudente unanimité de la précédente décision.

Dimanche

Aristote et PacMan

Avec V., et en attendant d'aller à l'aéroport reprendre nos avions respectifs, un petit tour au magasin du campus (style gothique 1999 impeccable) pour un cappuccino, un New York Times dominical et une promenade dans les rayons (livres en quantité, crucifix, bénitiers, tee-shirts siglés). Bush-Gore devant les cours occupe 4 pages entières. J'avoue à V. avoir parié en juillet contre ma sœur une caisse de champagne que Gore l'emporterait. Imprudence, me dit V., qui me rappelle que les faits empiriques et la vérité légale sont deux choses bien distinctes. Les faits n'ont sens et légitimité que dans le cadre d'une représentation, et que le Droit c'est très précisément l'institution de cette fiction légitime. Mais je ne concéderai la caisse de champagne qu'au 18 décembre: je parie un cappuccino qu'il se trouvera bien deux ou trois grands électeurs pour nous offrir une péripétie supplémentaire. Aristote aurait apprécié.

Je regarde décoller l'avion de V. puis vais mitrailler ma mélancolie sur d'antiques jeux vidéo échoués dans ce hall d'aéroport provincial. Vraiment antiques: ils datent au moins du début de l'ère Reagan (autant dire le néolithique électronique). Les jeux vidéo vieillissent plus vite que les juges de la Cour suprême.

Lundi

Saint Ignace et le choléra

Débarqué au matin à Roissy. Un vol normal. Une torture raffinée et efficace: l'estomac révulsé par le plateau-repas, les membres et le dos rompus par l'inconfort des sièges. Pas moyen de dormir pour autant. Je me suis laissé fasciner par l'image à travers le hublot: aile d'avion, lumière qui clignote, glisser dans la nuit à 30 000 pieds d'altitude, sous la lune, au-dessus des nuages, gris fer jusqu'à l'horizon.

Mon bagage est resté en rade quelque part entre South Bend et Paris.

Les élections en Roumanie n'ont pas donné lieu à feuilleton judiciaire. Pas de «crise constitutionnelle». Les électeurs avaient le choix entre un apparatchik de l'ère Ceausescu et un Gauleiter qui crie aujourd'hui au complot des juifs, des Tsiganes, des Hongrois, des homosexuels et des médias. Pas de feuilleton. Rien que l'antique et grotesque tragédie. Et pas photo non plus: deux tiers, un tiers. Préférez-vous mourir de la peste ou du choléra?

Dernière séance de notre séminaire «Cinq essais sur la fiction» au Collège international de philosophie. Ma sieste a trop duré et je suis en retard. Mes camarades ont commencé sans moi. J'arrive juste à temps pour illustrer le commentaire qu'a fait Catherine Perret de la mimesis selon Aristote, d'une petite lecture et exégèse des Exercices spirituels de saint Ignace. L'animal humain fictionne et se fictionne sans fin (car le monde est froid), ne cesse d'inventer, de codifier des techniques par lesquelles mimer le monde. E,t dans cette imitation, réglée, instituée, il le constitue et se constitue. Il s'efforce à la représentation, subjective, politique, picturale. Et quelque part, un code, un texte sacré garantit la légitimité du résultat. La fiction ultime est de croire que les fictions ne sont que des fictions, et n'affectent en rien nos croyances, que l'on peut séparer l'ordre des fictions et celui du monde.

On lira, à ce propos, avec profit l'article du professeur Kahn, de la faculté de droit de Yale,dans le Los Angeles Times du 24 novembre.

Mardi

Diderot et les clones - TGV très tôt pour Rennes.

Traité de Nice. On a beau jeu de se gausser des complications de la loi électorale américaine. Mais qu'est-ce en comparaison des byzantines pondérations que l'on nous concocte sur le chapitre de l'Europe?

A peine arrivée dans mon bureau à la fac, avalanche d'étudiants, de minuties administratives. Je n'ose plus dire à mes étudiants: «Allez lire ceci... cela...» La bibliothèque de l'université de Rennes ferait honte au moindre collège du fin fond du Midwest. D'ailleurs elle était fermée depuis la rentrée et vient à peine de rouvrir. Grande misère des petites universités françaises.

Trois explications de texte d'agrégatifs sur le Rêve de d'Alembert. Texte compliqué au possible. Diderot a tenté de convaincre d'Alembert, en un premier dialogue, que la matière est sensible et que cela suffit à expliquer le vivant, la pensée, et qu'il n'est point besoin de l'hypothèse métaphysique de l'âme. Second dialogue: d'Alembert sceptique s'est couché et rêve. On n'oserait pas enseigner cela (pas plus qu'Agota Kristof) aux collégiens de nos provinces. Et ne parlons pas même du dernier dialogue, entre Mademoiselle de l'Espinasse et Bordeu: festival de bestialité, de sodomie. On y envisage rien moins que des hybrides d'humain et d'animaux. Les conceptions de l'âge des Lumières sur la reproduction, le vivant, avec ses animalcules grouillants de la génération spontanée nous sont devenues presque incompréhensibles. Mais de même que d'Alembert rêvant des hypothèses du premier entretien, il faut imaginer que Mademoiselle de Lespinasse rêvera à l'issue du sien avec Bordeu: que serait-ce que ce rêve de Julie? Celui de la science moderne et des manipulations génétiques.

J'en suis d'accord: la littérature est chose dangereuse. C'est la raison sans doute pourquoi nos bibliothèques sont si florissantes. Mieux vaut encourager la créative spontanéité individuelle sur fond d'ignorance. Cela nous épargnera de jamais penser à mal.

Mercredi

Tacite et CNN

Je branche CNN dans ma chambre d'hôtel (mes seules occasions de téléspectacle, à l'hôtel), pendant que je me brosse les dents. Hier soir, à l'heure de m'endormir, la Cour suprême n'avait toujours pas délivré son verdict. Ce matin, la balance semble avoir penché en faveur de Bush, mais pas moyen de rien savoir: ça cause, ça cause dans le poste et ça ne dit rien. Pas de marchands de journaux ouverts à 7 heures du matin. Heureusement, sur l'ordinateur dans mon bureau, message de V. qui, d'outre-Atlantique, me détaille l'arrêt. Scène comique au possible, paraît-il, des commentateurs TV qui, les 65 pages en main, en tentaient l'analyse en direct: alors, 7 à 2 ou 5 à 4? Is it a dissent or is it a concurrence?

Marathon toute la journée. Un quart d'heure pour pondre le récapitulé des besoins en matériel informatique de l'UFR. Cela se chiffre au bas mot à plus d'un million de francs. Nous n'aurons jamais un million de francs. Et quand peut-être un jour nous les aurons et serons enfin équipés, la technologie aura fait un nouveau saut et nous serons dès l'abord obsolètes.

Retour à Paris. Il est minuit, je me couche avec Tacite. C'est low-tech au possible. Tout ce qu'il faut à mon décalage horaire. Demain, dans une autre vie, je lirai les gazettes et je téléchargerai Bush vs Gore.

Jeudi

Oulipo et les réplicants

Dîner de l'Oulipo chez François Caradec. Paul Braffort s'est désocculté, exceptionnellement, à l'occasion de la présence de Paul Fournel en exil au Caire. Le reverrons-nous avant le 20.02.2002, date palindromique de sa prédilection? Je raconte l'Indiana et la réplique de la grotte de Lourdes. La réplique de la grotte de Lourdes? Savez-vous ce qu'elle vous dit la grotte de Lourdes? L'Oulipo rêve tout haut d'un drame composé des répliques des monuments célèbres.

On s'inquiète au dessert, et à l'heure canonique des «menus propos» qui sont la dernière rubrique de notre ordre du jour, de ce qu'aura dit le président de la République française. Hypothèse: «I resign», ce qui se traduit en français par «je resigne (pour cinq ans)», ou encore «je pars pour la Floride».

Je me couche de bonne heure et de meilleure humeur.

Vendredi

«Libération» et des cookies

Le devoir m'appelle. Car, bien entendu, je n'ai jamais tenu de journal, et pas même à l'occasion de cette commande de Libé. Je suis infoutue de tenir un journal, de tenir boutique des jours (comme disent de la prostitution les Africains: tenir boutique son cul). Un reste de conscience me dicte de me brancher sur l'Internet et de rattraper mon retard en matière d'information. Les sites web des divers quotidiens de France, de Navarre et des USA quémandent biscuit sur biscuit («cookies», dit la machine). Le site du New York Times et celui du Monde, ces deux institutions, sont de vraies usines à gaz; Libé et le Washington Post, plus faciles à naviguer.

Mais quête inutile au fond. Ce qui importe: non pas l'information, quotidienne, positive, mais la mémoire, cette ironie.

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