LIBERATION

INTERVIEW


PAR MATHIEU LINDON

L'assassin théoricien

Où l'auteur de «Sphinx», âgée de 37 ans, revient avec une nouvelle énigme: comment faire disparaître Albertine?  


ANNE F. GARRÉTA

La Décomposition
Grasset, 248 pp., 100 F.

 
Recueilli par MATHIEU LINDON, le 23/9/99

La Décomposition est l'histoire d'un serial killer dont l'arme du crime est A la recherche du temps perdu. Le livre paraît neuf ans après Ciels liquides et treize après Sphinx qui avait révélé Anne F. Garréta (les trois sont édités chez Grasset). «Normalement, j'écris un livre tous les quatre ou cinq ans. Un manque. La raison en est purement personnelle, un deuil, un trou noir. C'était trop proche pour en faire de la littérature. Je ne tiens pas à raconter ma vie», dit-elle. Aujourd'hui âgée de 37 ans, Anne F. Garréta vit à Paris et est professeur de linguistique à Rennes après l'avoir longtemps été aux Etats-Unis.

Outre le rythme très particulier, sophistiqué et envoûtant, de la phrase d'Anne F. Garréta, avait frappé dans Sphinx l'indifférenciation sexuelle du narrateur. Dans Pour en finir avec le genre humain (Bourin, 1987), sorte d'essai tout en dialogues qui est comme «le négatif» de ses romans puisque, habituellement, les dialogues «irritent» Anne Garréta, il fallait prendre le mot «genre» dans son double sens. Madame de Saint-Loup apparaît dans la trente-septième phrase de la Recherche: le narrateur de la Décomposition tuera la trente-septième personne qui passera devant lui ú pourvu que ce soit une femme. Pour Swann et Cottard, il faudrait que le calcul tombe sur des hommes. «Un pacte thanatologique vous lie à la grammaire (...).» D'autres héros proustiens auront le même usage ú jusqu'à ce qu'Albertine pose problème (on a tellement dit qu'elle était inspirée d'Alfred Agostinelli, le chauffeur tant aimé de Proust). La quête de la décomposition, ici appliquée à la Recherche, était présente dès la première page de Sphinx. Mais c'est aussi parce qu'ils s'appliquent à recomposer le monde que les romans d'Anne F. Garréta semblent emplis de tant de violence, comme s'ils avaient à lutter contre les autres romans, contre «le genre humain», contre un «provincialisme» qui heurte cette apôtre d'un «cosmopolitisme bien compris», comme s'ils étaient écrits en territoire ennemi.

 

La littérature sert-elle maintenant à assassiner les gens?

Ça ne date pas de maintenant. Le langage a longtemps servi à assassiner les gens, pas forcément la littérature mais le discours. L'usage du langage en soi-même est dangereux, il n'y a pas d'angélisme possible par rapport à la langue. Dès qu'on parle, on met les autres en danger, on s'y met soi-même.

Et qui en est la victime principale?

On ne se met pas tant en danger qu'en question. On opère une manipulation par l'usage de la langue et de la fiction. Il y a une responsabilité des lecteurs dans l'interprétation de chaque fiction, de chaque objet du langage. Je me rappelle un article de George Steiner dans le Débat où il racontait que deux hommes, au début du XXe siècle, lisaient Schopenhauer dans leur coin. L'un était Adolf Hitler et l'autre Thomas Mann. De même, on a accusé Vladimir Nabokov d'être un écrivain et un narrateur manipulateur, pouvant inciter à la pédophilie, au meurtre. Le lecteur est responsable, il n'y a rien de pire qu'un mauvais lecteur qui n'a pas la bonne distance par rapport à une fiction.

D'où vient l'agressivité de vos romans?

Plutôt qu'une agressivité, ils ont une violence probablement issue d'une révolte à l'endroit des formes courantes de la fiction. A l'endroit aussi de certaines conceptions de ce qu'est être humain. Je ne crois pas que ce soit très facile et on fait semblant de croire que, pour être humain, il suffit d'être humain. Alors que c'est un travail, que ça demande de l'entraînement, de la réflexion et de ce que Michel Foucault appelait de la technique de soi. Là où il n'y a pas de conflit, il n'y a pas de roman. D'habitude, le conflit vient de l'intrigue, ce sont des personnages qui s'opposent, une quête. Ce que je fais est intégrer le conflit ou la quête à l'intérieur même du personnage narrateur. D'où le sentiment d'agressivité, parce que le discours du narrateur n'est pas monologique, la voix narrative est l'effet d'un conflit interne.

Pourquoi employez-vous souvent un vocabulaire et des tournures rares?

C'est parce que j'aime ma langue de la seule manière dont on peut aimer une langue, c'est-à-dire activement, sans la sacraliser. J'en use, je ne travaille pas avec elle sous cloche de verre, j'essaie qu'elle ne s'étiole pas. Il faut jouer dangereusement avec la langue, faire confiance aux gens qui la lisent et la parlent. Et ça ne concerne pas que le vocabulaire, aussi la syntaxe. Je ne pense pas qu'il faut un RMI ou un Smic littéraire. L'art n'est pas fait de frustrations, la frustration conduit au ressentiment qui n'a jamais produit que des artistes comme Adolf Hitler.

Pourquoi avoir choisi Proust comme machine de guerre?

Quand j'ai conçu le projet du roman, je savais que la mécanique meurtrière du narrateur devrait rencontrer un obstacle et que cet obstacle serait Albertine. Il est confronté à l'instabilité des identités du personnage proustien. Pour lui, un homme est un homme et une femme est une femme. Et ce qu'il voit au dernier chapitre, dans une sorte de miroir, c'est le mirage même sur lequel sont fondées les identités.

La répétition et l'inversion sont quelque chose de très proustien qui tient à la profanation. Je suis fidèle à l'esprit de Proust, pas du narrateur, à l'extraordinaire ironie de Proust et de sa très discrète et très délicate entreprise presque nietzschéenne de transvaluation des valeurs narratives. Il fait une sorte de généalogie de la narration. Tout ce qui était fixe, tout ce qui servait de repère dans la petite technique habituelle, Proust l'a mis en mouvement de manière absolument radicale, en particulier ces entités fictives qui traversent des univers fictifs et qu'on appelle des personnages. C'est lui qui commande le destin du roman français au XXe siècle.

On vous a reproché d'écrire des romans de normalienne.

En France, on n'aime pas les romans qui pensent et les femmes qui savent quelque chose. Quand une femme a un droit au savoir et écrit en plus des romans, c'est la fin des haricots. La littérature féminine, on attend que ce soit celle qui parle des questions de cul et de cœur. Sinon, c'est la catastrophe du symbolique, le désastre du lien social, la fin de la République française.

«La Décomposition» ne tient-il pas aussi de l'essai?

Il ne faut pas oublier qu'au dix-huitième siècle, la séparation littérature et belles lettres face à idées et philosophie est une distinction inopérante. Emile de Rousseau est roman et essai, comme Jacques le fataliste. La séparation entre romanesque et intellect a produit deux monstres: le roman à thèse, voir Zola que j'abomine; et l'abrutissement du romanesque moyen, qui fait qu'il n'y a plus maintenant que des romans à thèse ou décervelés. Or le roman permet de traiter les idées avec toute l'ironie nécessaire, de déstabiliser un corpus de doctrines.

Ce qui se passe au premier plan du roman est la présence envahissante du narrateur. C'est une stratégie importante parce que l'omniprésence de la première personne convoque la figure fictive de la deuxième personne, le lecteur fictif, qui se retrouve apostrophé. Les victimes du narrateur sont presque anonymes, elles n'ont pas de consistance, sauf, dans la seconde partie, M. de Cadillac. Il y a dans le cours du livre un petit vacillement et finalement, avec Albertine, il y a humanisation de ces entités auparavant vides, ce qui fait défaillir la mécanique meurtrière du narrateur. Il a une attitude ambivalente par rapport au corps. Il se plaint de la décorporation et veut toujours participer à l'entreprise de décorporation. Ça, c'est la problème du narrateur. A partir de là, chacun peut redresser la perspective et voir mon propos: que faut-il pour qu'un autre cesse d'être une entité abstraite et devienne humain pour celui qui le considère?

Accueil