Anne F. GARRETA


POUR EN FINIR AVEC LE GENRE HUMAIN


 

dialogue 


1987

 

 

 

note d'octobre 2000 

l'auteur de ce texte porte aujourd'hui dessus un regard plutôt sévère 

et prie le lecteur de ne pas lui tenir rigueur de cette oeuvrette de jeunesse.

 

[pages 145-151]
— A ce jour, cinq milliards de futurs cadavres hantent la planète. A chaque seconde des bordées de petits cadavres tous frais, fripés et vagissants sont projetés dans l’espace. Grotesque tableau! Quel sens, quelle raison, quelle utilité, quelle nécessité autre que vagues et solennelles y a-t-il à ces contorsions d'enragé, à ces fourmillements de vermine ? Et s'il n'est question de sens ou de nécessité, quel plaisir ? Grappiller de-ci de-là un maigre trognon de jouissance ? Faire les poubelles de la volupté ? Nourrir en spectacles comiques ou obscènes une insatiable curiosité ? 

— Cessez de vous inquiéter des fins de la misérable entreprise humaine, elle n'en a peut-être pas ! Que réclamez-vous ? 

— Mais tout simplement l'extinction du genre humain... 

— Fichtre, mon ange ! 

— Qu'y a-t-il de si scandaleux à envisager, désirer et réclamer cela ? Je mourrai, vous mourrez, ils, elles mourront, nous mourrons, tous, aujourd'hui, demain, dans trois mois, dans trente ans... D'ici là, nous ne tenons à la vie que par habitude, lassitude ou encore politesse... Si nous nous y raccrochons parfois avec frénésie, ce n'est que par un fil: l'imagination... Imaginez: vous mourez et l'humanité continue... La révoltante injustice ! Je crève et vais me putréfier entre quatre planches et mes semblables, ces porcs, me survivent !... Délicatesse d'âme ou jalousie, qu'importe le motif de nos réticences à nous saborder, c'est l'imagination pure, vous dis-je... 

— De là à entraîner l'humanité avec vous dans la tombe, il y a un pas... Vous voulez le génocide absolu ! 

— Eh ! N'êtes-vous pas d'accord que ce qui est insoutenable et ignoble dans les massacres et les horreurs dont notre siècle est prolixe, ce n'est ni l'horreur ni le massacre en eux-mêmes, mais bien d'avoir vu l'iniquité se faire loi ! Lorsqu'un peuple ou une caste s'arroge le droit de choisir et d'identifier un objet à sa haine... Voyez ces deux extrêmes de férocité: le terrorisme qui cueille ses victimes au hasard, et puis le racisme qui cible et sélectionne avec une précision maniaque ses proies... Les deux tares de ce siècle: l'aléatoire pur et le systématique à outrance. 

— Comment comptez-vous parvenir à vos fins ou plutôt à notre Fin ? 

— Ne vous ai-je pas démontré que le grand chantage nucléaire n'était que foutaise sinistre: l'atome est tout juste bon à empoisonner nos salades, nos océans, l'air que nous respirons... Il nous incommode, certes, mais pas assez encore. 

— On parle d'ailleurs de se débarrasser de tout cet arsenal. 

— Facile: je mets mes missiles au rancart, vous fourguez les vôtres et on fait place nette... Je m'en tords de rire... Avalez ça comme pain bénit, croyant qu'on vous débarrasse enfin du cauchemar. Nous serions sauvés ! Pourrions nous étriper de nouveau en gens civilisés, à la bonne franquette, à la baïonnette, à la mitraillette; on pourrait refourbir les obus de grand-papa, les canons de 70... Qui vous dit qu'au moment crucial on ne ressortirait pas du placard les bombes maudites: nucléaires, thermonucléaires, fission-fusion-fission, à neutrons ? C'est qu'il est trop tard pour reculer ! On n'oublie pas ce que l'on sait. On se priverait d'un instrument si puissant ? Allons donc... 

— Cela serait très déraisonnable, en effet. 

— Et puis, considérez, mon amour, que le peuple paie depuis quarante ans des impôts pour permettre d'accumuler des missiles dans des silos, nicher des bombes sous les ailes des avions et lester de masse critique les soutes des vaisseaux de guerre. On en a même installé sur les chars d'assaut, c'est vous dire l'abondance ! Croyez-vous que le contribuable acceptera sans broncher qu'on mette tout ça à la cave ? Croyez-vous qu'il admettra d'avoir investi tant de sous sans avoir la possibilité de profiter enfin des intérêts de ce capital ? Tant de poudre et pas l'ombre d'un tir, tant de contributions et pas même la promesse d'un feu d'artifice ? 

— Vous disiez vous-même que cela risquait d'être insuffisant à nettoyer le globe, et qu'il fallait craindre que nos gouvernants ne se montrent pingres, un peu avares d'entropie... 

— On les comprend: s'ils y allaient tout carrément, ils ne pourraient même pas se délecter trois minutes du spectacle... Les armes chimiques et bactériologiques m'ont donné un moment de grands espoirs. Les progrès époustouflants de la biologie, du génie génétique nous ouvrent des horizons magnifiques... Mais là encore, si l'on peut être certain que les populations vont déguster, il est douteux que le mal soit définitif et radical. 

— La condition de votre projet est en effet draconienne: il faut que personne, pas un, ne survive. C'est difficile. 

— L'idée de ces centaines de spécimens rescapés, planqués dans un abri, protégés des miasmes par de bons filtres, aux mollets rebondis à force de pédaler comme des dératés pour produire leur électricité quotidienne et prêts à attendre dix ans, un siècle et plus peut-être me ronge le foie. Ce serait une injustice criante. 

— Voyez l'ironie, mon ange: il n'est pas de jour qui passe sans que le monde s'épouvante de sa fin prochaine et pendant ce temps vous vous minez la santé à la recherche d'une négation équitable. 

— N'en avez-vous pas ras la noix du demi-deuil qu'on nous impose depuis près d'un demi-siècle ? Partout, en politique comme en philosophie ? De ces demi-victoires sur la vie, de ces demi-défaites sur la mort ?... Seul un cataclysme cosmique pourrait y faire, je crois. Il n'y a que cela qui nous tirerait de ces hésitations, de ces incertitudes et de ces angoisses et de ces fausses joies toujours répétées. La recette est bien ancienne, mais on n'a pas trouvé mieux. L'approximation nucléaire était certes séduisante, mais comment compter sur ceux qui en détiennent les commandes. Une révolution, un référendum massif ne les convaincraient pas de cracher tout leur chapelet. L'apocalypse ferait une fausse couche ! 

— Déprimant, mon ange, déprimant. Je vous vois dans une telle peine... Vous m'affligez. 

— Il ne nous reste plus qu'à prier... En être réduits à cette extrémité ! 

— Je discerne pourtant dans votre projet une faille. Vous visez, mon ange, à quelque chose de grandiose. Vous voulez une fin flamboyante comme un coucher de soleil. Vous péchez, je crois, par excès de bonne volonté, d'intrépidité. L'impatience juvénile, qui vous caractérise si bien, vous aveugle. 

— Ah ! Comment voulez-vous qu'on soit patient lorsqu'on traîne déjà derrière soit des millénaires de dégoût ! 

— Rome ne se fit pas en un jour et ne fut pas détruite non plus en un jour. La preuve, elle est encore là... Puis-je vous suggérer un expédient, et apporter ma pierre à l'édification des lendemains silencieux dont vous rêvez... 

— Ô grande âme ! Ô charitable amour !  

— Vous voulez tout et tout de suite. Vous exigez, vous tempêtez. Il faut ruser, mon ange. La brutalité est de peu de ressources en des entreprises aussi démesurées. L'extinction du genre humain ne se produira pas de la manière glorieuse et romantique que vous fantasmez. Elle sera minable comme le genre humain lui-même, ce sera une fin de boutiquier avare. I1 n'y aura ni feu d'artifice ni convulsion épouvantable. Vous rêvez à une cause unique et claironnante, c'est une illusion métaphysique insigne. 

— Vous m'humiliez terriblement. 

© Editions François Bourin, 1987
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