Anne F. Garréta

La Pyramide
nouvelle

 

photo © Quentin Clewes
La Règle du Jeu, n° 5, 1991.
photo © AFG
 
Intégrale
 



to Anna K.

 

Berlin noir, Londres blanc, Milan rouge, Francfort vert, Barcelone bleu: villes. Sur la table de nuit il y a mon passeport et six porte-monnaie, un par destination. 

Tout aura commencé avec les voyages, l'attente du soir et de l'avion du retour. 

J'avais été exterminateur: dératisais les beaux quartiers, gazais les cafards qui pullulent dans les conduits de vide-ordures; puis danseur mondain sur les paquebots qui sillonnent les Caraïbes; enfin, las des croisières pour veuves, du soleil des tropiques qui ne me réchauffait pas, j'ai glissé dans ce travail: courrier international. 

Voilà trois ans que je prends un avion cinq matins par semaine: lundi Londres, mardi Milan, mercredi Berlin, jeudi Barcelone, vendredi Francfort. Il n'y a rien à faire: je ne suis que le nom sous lequel voyagent à travers ciels, par-dessus la terre verte et vaste, cerclée de bleu, par-dessus les villes, rouges miniatures, les documents urgents. Je prête mon corps, sorte d'otage, à des originaux précieux, à tout ce qui ne se faxe ni ne se télexe. Aller-retour. 

Quand j'ai connu les aéroports par cœur, je me suis aventuré jusqu'aux villes. Marcher dans les rues, je me perdais et ne savais pas demander mon chemin. Une fois, j'ai raté le dernier avion; j'avais trop longtemps déambulé, trop loin. L'aéroport a fermé; il m'a fallu passer la nuit à marcher sous la pluie dans cette ville où je ne connaissais personne. J'avais peur si je m'endormais de ne pas me réveiller. 

Pour ne plus risquer de me perdre dans les rues, j'ai pris l'habitude d'aller dans les musées. Il y fait bon, il y a des divans où se reposer, personne ne vous parle, il n'y a que des chuchotements, des frôlements, des froissements d'étoffe, on glisse sur les parquets parmi paysages, portraits, histoires... Je passais juste, effleurant du regard, sans penser à rien, les images; il ne me semblait pas qu'elles m'atteignent. Tout ce que je voulais c'était avoir chaud; les églises sont trop froides. Si j'avais eu plus d'argent, je serais allé dans les cafés. 

Les jours sans vols m'étaient pénibles; je les coulais au lit, moitié sommeillant, moitié divaguant. Parfois, les divagations exténuées, j'allais passer l'après-midi du dimanche à jongler avec les billes d'acier d'un flipper; on finit toujours par les perdre dans la cave au bas de la caisse; certaines fois à peine les a-t-on lancées qu'elles vous filent entre les dents d'une pourtant parfaite fourchette: en jargon on appelle ça un avion. J'étais heureux quand je claquais. 

***

L* faisait Genève, Pise, Amsterdam, Copenhague, Bruxelles. Je la rencontrais le matin dans le train qui va à l'aéroport. Elle avait toujours son walkman sur la tête. Parfois elle me faisait écouter un petit morceau de bande. C'est elle qui m'a enseigné le système des porte-monnaie. En route, en vol, elle écrivait des lettres, de très longues lettres; il y avait toujours des feuillets repliés et des enveloppes qui dépassaient des poches de son manteau. Je ne sais à qui elle les envoyait. J'ai essayé moi aussi d'écrire, pour passer le temps. J'ai même commencé plusieurs lettres à L* dans l'avion, jamais finies, jamais envoyées. C'était comme si l'altitude m'avait anesthésié. J'avais tout le temps froid, même au plus fort des étés. Se lever le matin très tôt dans l'obscurité, se laver à l'eau froide et partir sans cesse, partir, décoller. Toujours les mêmes hôtesses, pilotes, les mêmes petits-déjeuners, dîners, les mêmes passagers, hommes d'affaires aux chaussures luisantes et qui, du décollage à l'atterrissage, compulsent des dossiers, labourent du regard les cotations en Bourse. 

De quoi me plaindre? J'étais transporté, nourri. Je jouais à un jeu vidéo que L* m'avait offert après que je lui eus, un matin dans le train, raconté que les nuages que je déchirais à l'aube me tenaient enchanté, que j'aurais voulu me perdre en leurs blancheurs ombreuses, qu'un jour sans doute je n'y tiendrais plus et ouvrirai en plein ciel la porte de l'avion pour les aller rejoindre, étreindre. L* me dit qu'il ne fallait plus que je regarde ces nuages, ces merveilleux nuages, que j'en mourrais de froid, que leur douceur me briserait le cœur. Elle m'offrit cette petite boîte électronique, très plate et qui tenait dans ma poche intérieure. Sur l'écran noir, il y a des météores qui zigzaguent et mitraillent mon vaisseau spatial. Il faut les tuer; il ne cesse d'en arriver de tous côtés, par vagues. Cent mille fois déjà, j'ai explosé sans souffrances, sans secousses dans la nuit vidéo piquetée d'éclats, décombres de mes bombardements. Ce n'est qu'une question de temps. Il s'agit juste de tenir, de descendre en flammes le plus grand nombre d'objets volants meurtriers. Ils finissent toujours par vous avoir. 

***

Il y a eu une grève des contrôleurs aériens. Je me suis rendu quand même à l'aéroport. L* n'était pas dans le train. L'avion pour Berlin ne partirait pas. Des hommes en pardessus sombres détalaient dans toutes les directions, prenaient d'assaut les comptoirs des compagnies aériennes, gesticulaient, leurs bras battant l'air, s'éventaient le visage de leurs journaux. J'ai traîné dans les coursives, désemparé. 

Je suis allé au musée. 

On avait dû m'y emmener sans doute quand j'étais petit, mais je n'en avais pas de souvenir. En route vers tel bistrot où j'espérais trouver un flipper inouï, il m'était arrivé de passer le long de l'une ou l’autre aile du palais qui l'abrite, mais j'ignorais qu'on avait construit, au mitan de la cour qu'elles encadrent, une pyramide qu'on dirait d'argent terni à force de refléter le ciel. C'est par là que je suis entré. 

C'était un musée, un autre. Il y avait des tableaux. C'était comme si j'avais repris une route familière, défilant sans hâte et sans stations devant des figures figées, des villes mortes, des points de fuite qui ne mènent nulle part. Je n'en avais pas de curiosité. Il faisait bon; les couleurs, les bigarrures sur les murs me berçaient dans ma somnambulation. 

Je venais de passer entre des baies vitrées symétriques ouvertes de part et d'autre de la longue galerie où je flânais, j'allais doubler bientôt des colonnes de marbres soutenant une arche lorsque j'ai eu la sensation qu'un pan de mur à ma gauche s'animait et palpitait. Dans le bref instant où j'ai tourné en direction de cette alarme mes regards, j'ai senti des pleurs poindre à mes yeux, parmi des bois rompus le cabrement d'un cheval, une oriflamme suspendue sur un fond de nuit, saillissant de la ruée une forêt de lances transpercer ciel et senestre, le regard d'un cavalier immobile et blême.

***

Au soir, pour la première fois, j'ai appelé L*, l'invitant à une partie de flipper. Elle est arrivée en retard; j'avais déjà claqué six fois. Je ne lui en voulais pas mais chaque fois que je tentais de lui dire l'émoi dont j'avais été saisi, comment j'avais fui et m'étais perdu dans le dédale des galeries, errant hors d'haleine parmi les sarcophages et les statues mutilées, ma gorge se nouait et mes billes vrillaient sans recours. J'ai juste mentionné la pyramide de verre. L* a eu un rire puis chuchoté que la rumeur courait qu'elle était composée de 666 losanges de verre. J'ai cru qu'elle se moquait. 

La grève a duré. J'ai dormi tant que j'ai pu. Quand je n'en ai plus eu la force, j'ai voulu reprendre le cours habituel de mes divagations. Enfuies. 

Je suis allé dans une bibliothèque. J'ai feuilleté des volumes, des rayonnages entiers à la recherche de la vision. J'aurais pu retourner au musée, relever le nom du peintre, le titre; je craignais le heurt à nouveau de cette nuit peuplée de lividités; je me figurais que l'apercevant entre les pages, il me serait plus facile, refermant brusquement le livre, de m'en garder. Quand enfin je l'ai reconnue, je n'ai pas été transfixé comme je le redoutais. 

Elle avait formé à l'origine avec deux autres tableaux conservés l'un à Londres, l'autre à Florence, un triptyque. Sa reproduction en noir et blanc, où les figures transparaissaient mal, d'où tout relief semblait s'être enfui, n'évoquait en moi qu'un tremblement léger, pâle écho de ma hantise. Prenant soin que l'on ne m'aperçoive, ni n'entende les plaintes du papier, j'ai arraché du livre la page et me suis enfui. 

***

A Londres, le lundi suivant, j'ai reparcouru les salles où j'avais cent fois passé sans remarquer jamais le tableau que j'y venais voir. Au seuil de la galerie où je savais devoir le trouver, j'ai été pris de sueurs à l'anticipation du trouble que j'en aurais si je venais à le percevoir de plein fouet. J'ai inventé de longer les murs, n'offrant ainsi en prise à l'image qui en surgirait que mon profil. En cette manière, je n'aurais d'elle, au moment de la reconnaître, qu'une vue oblique. J'avancerais alors à précaution, graduant l'effet redouté; battre en retraite serait aisé. Ma démarche de crabe n'éveillait pas même la suspicion des gardes. À l'orée d'un bosquet d'oranges et de roses, j'ai reconnu la scène. Divergeant selon un angle de 45 degrés de la ligne rasante que j'avais jusqu'à ce point suivie, je suis allé me placer, de profil toujours, devant le tableau et très lentement, comptant les secondes et les degrés de mon double mouvement de pivot, talons revirant à l'inverse de mon col, j'ai commencé d'envisager le premier pan du triptyque. La sensation de profondeur, l'effroi de l'engloutissement en étaient absents; sa bigarrure sans relief n'avait pas pouvoir de m'absorber dans la tourmente de cavaliers et d'arbalétriers. J'en étais secrètement déçu, m'étonnant de ne pas ressentir ce que je craignais. 

A L*, j'ai demandé au retour d'échanger nos destinations du lendemain pour pouvoir me rendre à Florence. Le prétexte auquel j'avais songé a été inutile: L* ne posait jamais de questions. Je me suis donc rendu à Florence après avoir atterri à Pise et ai renouvelé devant le second pan du triptyque ma manoeuvre londonienne, sans plus d'effet, quoique le jour et le paysage derrière l'homme renversé sanglant par une lance traversant le tableau fût plus obscur déjà et comme le pressentiment de la nuit. 

Dans l'avion du retour, cherchant des mots pour raconter à L* la sensation du désastre qui m'avait emporté dans le dédale après la pyramide, j'avais oublié de m'absorber dans mon habituel carnage cosmique et me suis surpris regardant sombrer dans un banc de nuages d'un gris de fer, le soleil. 

L* avait dû atterrir depuis longtemps. Je n'ai pas osé lui téléphoner. Je pensais encore pouvoir seul me ressaisir. A la tête de mon lit, j'ai remplacé par les cartes postales en couleur achetées à Londres et Florence, les deux premiers pans de la reproduction découpée dans le livre. Seul demeure en noir et blanc le dernier. 

Je me suis réveillé tremblant en pleine nuit, sans fièvre et sans froid cependant. 

Au matin je n'ai pas pu me lever; l'avion a décollé sans moi. On me mettrait sans doute à la porte. 

Quand le soir j'ai allumé la télévision comme j'aime à le faire après la nuit tombée, tant la lumière changeante et colorée qu'elle projette sur les murs de ma chambre me délivre de leur nudité, j'ai vu l'avion de L*: par delà des clôtures arrachées, des poteaux gisant rompus à terre, la carcasse carbonisée de l'appareil éventré, échoué parmi les valises éparpillées vomissant leur contenu, et des baches bleues gonflées par les corps et le vent. Ils disent que c'est une nuée d'oiseaux qui, s'engouffrant peu après le décollage dans les réacteurs et broyés par milliers, en a enrayé l'effort. 

***

On a frappé à ma porte, quatre, cinq fois, à quelques minutes d'intervalles. J'ai fait le mort. J'ai la gorge trop nouée pour parler. Je n'ose pas quitter la chambre et je pisse dans le lavabo. 

On a dû revenir ce matin; le pas pourtant était différent, plus lent, plus hésitant. Il y avait une lettre glissée sous ma porte; sur l'enveloppe, l'écriture de L*. 

Je suis retourné à la pyramide. Opacifiés par d'innombrables fientes grises et blanches, les losanges de verre ont perdu leur tain de miroir. J'ai tenté de les compter; j’ai tourné tout autour et il me semble que, quelle que soit la face par laquelle je l'aborde, elle se dérobe à mes calculs. De tout le jour, je n'ai pu ni pénétrer au dedans, ni en dénombrer les facettes, ni m'en éloigner. La nuit est venue. De l’intérieur sourd une lumière glauque. 

J’ai voulu, pour m'encourager à une ultime tentative, regarder encore une fois la reproduction que je tiens pliée dans la poche intérieure de ma veste avec la lettre que je n'ai pas ouverte. Au moment de l'en extraire et de franchir le seuil, le sang s'est retiré de mon cœur et la peur m'a transi que le regard n'ait pouvoir d'en dissiper le secret, à tenter de rejoindre l'émotion dont le souvenir ne cesse de me hanter, de ne pas la retrouver, qu'elle ait disparu.

 

© Anne F. Garréta, 1991.
Droits de reproduction et de diffusion réservés. Seul un usage strictement personnel est autorisé.