Anne F. Garréta

Sphinx
roman

photo © René Jacques
Chapitre 1



Me souvenir m'attriste encore à des années de distance. Combien au juste, je ne sais plus. Dix ou treize peut-être. Et pourquoi me faudra-t-il toujours ne vivre qu'en souvenir, en mémoire ? Ame en quête d'incarnation, mais lourde déjà de trop de savoir ou corps fatigué de s'éprouver pensant et impuissant à la fois, tant l'a traversé cette obsession d'un ennui dont rien ou presque ne le divertit plus. A l'époque, si je me souviens bien, je décrivais le monde comme un théâtre où auraient dansé, au bal macabre des pulsions, des théories de cadavres. Contemption et vocifération ne m'empêchaient pourtant pas de traquer la décomposition de valse en valse amoureuse. Nuits alanguies à dériver au gré de scansions syncopées, pulsations brèves; la voie de l'enfer s'étoilait de sourdes lanternes; un fond d'abîme se rapprochait indéfiniment; aux parois lisses du tourbillon dans lequel je me mouvais, je discernais les images déformées de corps extatiques, dans le râle lent et rauque des tortures de la chair à vif.  Mais je glissais et ne pouvais m'éprendre, m'interrompre et faillir à mon destin de fuite fascinée. Était-ce vraiment une imposture que d'aller nier la grâce là où je ne pouvais pas croire qu'elle ne résidât pas? Était-ce une hérésie de soutenir que la lucide traversée de l'enfer est voie directe de rédemption ? « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé; tu ne me désirerais pas si tu ne m'avais pas un jour tenu dans tes bras. »  Ses bras, douceur intense, série de scènes qui encore à ma mémoire font l'effet d'une illumination charnelle. A*** dansait: j'ai passé des soirées à guetter son apparition sur la scène de l’Éden, cabaret bon ton de la rive gauche. Et qui ne se fût épris de cette charpente élancée, de cette musculature comme modelée par Michel-Ange, de ce satiné de peau dont rien de ce que j'avais connu jusqu'alors n'approchait ? J'officiais à l'époque cinq soirs par semaine comme disquaire à l'Apocryphe, boîte de nuit à la mode en ces années-là. 

 

Je ne parviens pas à me remémorer exactement les premières visions que j'eus de A***. Mon désœuvrement, cette sorte d'abandon au cours d'un monde dont je ne régis ni les explosions de délire ni les naufrages d'abattement, m'a toujours laissé toute liberté pour les égarements, les excursions les plus incongrues. Ma première vision de A*** dut donc se résumer à l'observation mélancolique et dégoûtée d'un ballet de corps que je ne m'efforçai pas de distinguer, sur la scène de ce cabaret où avait décidé de me traîner quelque alcoolique complaisant, au sortir d'une boîte où nous avions mêlé nos désenchantements. Dans cet indistinct tableau qu'à peine je regardai, quelque chose dut me frapper: un souterrain travail commença à s'opérer, creusement, percée de mine dans mon esprit après l'impact aveugle d'un fragment sur ma rétine, car, m'interrogeant par la suite sur ce qui me rendait l'endroit désirable, je ne sus qu'invoquer. Un corps, un seul, mais que je ne songeais pas encore à identifier, avait, sans que je m'en rendisse compte, pourvu le lieu d'une séduction qui dura tant que je n'en cernai pas la cause, n'en discernai pas la racine.

 

Peu de temps après cette première intrusion à l’Éden, Tiff, une de mes amies d'alors, devenue strip-teaseuse après avoir été acrobate, m'entraîna dans sa tournée des cabarets. Elle m'accordait enfin une faveur longtemps sollicitée: être l'ombre d'un corps auquel les projecteurs volent la sienne. Elle m'avait donné rendez-vous vers dix heures un soir, dans l'un des immenses cafés de la place Pigalle. C'était l'automne. Marchant vers mon rendez-vous, j'allais à contre-courant d'un flot épars d'hommes pressés — vers quoi pouvaient-ils bien se hâter ? —, d'hommes attentifs, à la démarche comme circonspecte. Une amazone, harnachée de jarretières et courroies de cuir qui lui tenaient lieu de toute vêture, me croisa. Ses articulations, ses membres et son torse étaient barrés, soulignés de traits de cuir noir noués entre eux par des boucles métalliques. Sur ce bord de trottoir où elle commençait son ballet de luciole, elle semblait un gladiateur, ou bien encore quelque bête attelée. Après l'avoir dépassée, je me retournai pour vérifier sans doute le détail de sa mise. Tout au long du boulevard, à intervalles réguliers, on trouve de ces boutiques, moitié sex-shop, moitié commerce de lingerie érotique, qui proposent les éléments de telles tenues. Un peu plus loin, je m'arrêtai devant la vitrine à demi voilée de l'une d'elles. Y avait-il encore des femmes pour porter ces guêpières rouge sang que je voyais là, entre un porte-jarretelles violet et des cache-sexe de broderie transparente ? Je poursuivais en marchant mes réflexions sur le sujet lorsque, pénétrant dans le vaste halo de lumière projetée sur le trottoir par l'entrée d'un cabaret et la montée d'escalier qui y accédait, me revint à l'esprit la lumière déversée sur celui qui décorait la scène de l’Éden durant le finale. Le désir me traversa, très bref, d'y retourner, l'impression d'avoir là-bas égaré quelque chose. 

Je pressai le pas jusqu'au café qui fait l'angle nord-ouest de la place où j'avais débouché. Des Nord-Africains en costume de ville fatigué étaient agglutinés en grappe le long du bar. Les néons jetaient sur cette humanité inquiète une lumière sale, dégoulinante de moiteur. Tout près de la caisse et discutant avec l'un des serveurs, je reconnus Tiff à l'éclat, fade dans l'épaisse fumée des cigarettes, de ses paillettes et de ses strass. Tiff avait coutume de me lancer, du plus loin qu'elle m'apercevait — sa myopie, que par coquetterie elle refusait de corriger, réduisant heureusement la portée de l'apostrophe — un bonjour accompagné de tant d'appellations tendres qu'au tout début de nos relations elle me fit rougir. La généralité de ce pli que je retrouvai en tous lieux que j'avais pris l'habitude de fréquenter lui ôta bientôt toute étrangeté. Mais dans ce café au relent d'angoisse et de brutalité, m'entendre appeler « mon amour », « mon oiseau » me fit passer au long de la colonne vertébrale un frisson d'émoi mêlé de terreur. Dans l'entrechoc des sonorités arabes et des ordres que lançaient les serveurs, je crus qu'une détonation telle allait suspendre le cours du monde. Mais personne ne sembla avoir remarqué, ne serait-ce qu'entendu, ce qui venait de si fort me troubler. I1 me parut que je fonctionnais à la manière d'une caisse de résonance, amplifiant involontairement tous les bruits, discours qui giclaient autour de moi. J'entendais douloureusement, comme des heurts contre mon crâne, la musique idiote du flipper et le ressac des coups qu'on y appliquait; la voix de Tiff en un éclair de magnésium avait vrillé dans mon cerveau. Intérieurement, un ébranlement lointain continuait de se propager, dont les secousses induisaient en moi une inquiétude, le suspens d'une fragilité, tiraillement dont la pensée de l’Éden, qui me hantait, avait provoqué la première déchirure: un accroc dans le voile qui étouffait ma perception, l'exposant nue à toutes les impressions vives et crues que la circonstance offrait. 

Elle me commanda comme à elle-même une fine et un café, m'annonça les étapes de notre parcours nocturne: une quinzaine de cabarets, de Pigalle à Opéra, des clandés sordides et des revues de faux luxe où défilent de quart d'heure en quart d'heure les mêmes strips, tournant inlassables, de scène en scène. Elle me décrivait l'enfer avec une insouciance de damnée. Par l'effet conjugué du café très chaud et du cognac très sec, une brûlure vive m'avait saisi la gorge; les vapeurs parfumées qui s'exhalaient jusque dans mes sinus brouillaient mes yeux de larmes. Elle s'en aperçut: « Mon enfant, lorsqu'on est à peine sevré du lait de sa mère, on ne se hasarde pas dans les lieux mal famés à boire des liqueurs aussi fortes. » « Mon amour », « mon enfant » : nous nous mîmes à rire. 

Cette tournée des cabarets n'était que prétexte à satisfaire l'une de mes passions majeures, la contemplation des corps. La passion, tout ensemble, arbitraire, aveugle et indifférente, ne trouve la mesure de sa jouissance que dans son propre mouvement: la pauvreté ou la médiocrité de ses objets ne l'affecte en rien. Ce à quoi elle s'applique lui est inessentiel. Indistinctement, j'ai couru les ballets académiques et les cabarets; l'étoile valait pour moi la strip-teaseuse. Ce qui pouvait passer pour du vice, ou du mauvais goût, n'était que la conséquence d'une superbe ignorance des valeurs relatives. La beauté a la fadeur de ses discriminations; je courais au sublime pour qui tout est bon, étant considéré absolument. Je me ruais à la poursuite d'une image: celle de voilures inquiètes qui se désancrent comme bateau fantôme sur mer d'huile, dérivent, s'englacent, décollent à l'injonction d'imperceptibles alizés, baladent une peine infinie aux quatre coins de la scène. Et que le navire fût une galère, une goélette, une nef marchande ou un vaisseau corsaire m'importait peu. Son errance seule m'émouvait; qu'il se chargeât de toile ou s'en dénudât progressivement, que m'importait ? 

Je passai la nuit à errer de port en port. Attendant Tiff, je me vautrai dans des loges miteuses, sorte de paliers entre deux volées d'escalier, encombrées de chaises défoncées, de cartons de mousseux éventrés, écrasées sous la grisaille d'un plafond suintant. Dans l'enfer affairé des strips qui voltent, entrent, sortent, se sapent, désapent, remaquillent, radoubent et parfument, j'ai dû me contempler distraitement au reflet d'un miroir empreint de rouge à lèvres et gravé de lettres malhabiles. Le ronronnement asthmatique du ventilateur, la rumeur de la scène toute proche, la vision d'un canapé recouvert de velours rouge troué, brûlé par les mégots d'innombrables cigarettes, cette atmosphère d'exil entre des murs bleus maculés d'empreintes de mains sales me mena au plus près de ce sentiment vénéneux, si difficile à isoler: le spleen. Cette nuit m'en versa dans l'âme la quintessence; j'en jouis tout mon soûl, jusqu'à l'ivresse. Depuis ce refuge, un havre de mélancolie, je pus m'adonner à loisir à ma vision: corps satinés de sueur, isolés sous l'œil aveugle d'un projecteur, dans la moiteur et étouffante puanteur des débauches d'humanité répandue dans l'ombre des salles. Voici donc ce que je venais chercher: sous mes yeux, un heurt vitrifié, torride, de lumière et de chair dans la mouvante obscurité rouge. 

Le Black-Jack et le Tahiti avaient été fermés l'avant-veille à la suite d'une descente de la mondaine. Cela nous laissait jusqu'au prochain passage environ trois quarts d'heure de liberté; nous devions alors nous rendre à l'Ambigu, un des derniers cabarets qui ait subsisté de la grande époque de Montparnasse. Nous passâmes la Seine au Pont-neuf. Tiff conduisait trop vite pour me permettre de jouir du paysage; cette course dans les rues de Paris presque vides me laissait en proie au tremblement d'une excitation procurée par la vitesse, la désertitude solennelle de la ville, le contraste violent de ses éclairages et de ses pénombres. 

Un encombrement léger dans une petite rue perpendiculaire aux quais nous contraignit à ralentir et je reconnus, passant devant, l'entrée de l’Éden encore éclairée. Tiff, remarquant le bref mouvement de mon regard qui s'y attardait, me proposa d'y entrer, le temps de saluer quelques connaissances et de se faire offrir un verre. J'éprouvai en descendant de voiture une telle hâte que juchée sur ses hauts talons, elle eut du mal à me rattraper. Une fois à l'intérieur et expédiées les salutations aux maîtres d'hôtel, à la caissière et à la vestiaire, elle me mena vers les coulisses. Le néon m'éblouit tout d'abord. Devant les miroirs se démaquillaient une rangée de femmes à moitié nues; j'eus à peine le temps de les détailler que déjà Tiff m'entraînait à sa suite au travers d'un dédale de portes et d'escaliers, vers les loges particulières des meneuses de revue et des danseurs. Dans le couloir qui y aboutissait nous croisâmes, sortant de la sienne, quelqu'un que je sus plus tard être A***, qui alors, crâne rasé, s'en allait accomplir la scène du finale: la descente du grand escalier bordé sur toute sa volée d'un mur vivant de plumes noires et blanches. Le spectacle touchait à sa fin. Les loges bruissaient du va-et-vient des habilleuses rassemblant les costumes de scène, de la hâte des démaquillages. Tiff me présenta un danseur de ses amis ainsi que la meneuse de revue, une de ses anciennes partenaires d'acrobatie. Fort étrangement, ces gens me connaissaient de l'Apocryphe ou de quelque autre boîte où il leur arrivait, une fois le spectacle fini, d'aller danser pour leur plaisir. 

Nous eûmes juste le temps d'échanger d'innombrables saluts et de boire un verre avant de repartir pour le huitième cabaret de la nuit. La visite à l’Éden fut une parenthèse brève dans la course qui était le lot de Tiff. Tous les cabarets dont à cinq heures du matin j'achevai la tournée se ressemblaient: enfer de sueur, bombardement de lumières alternativement glauques et crues, nuit striée pleins phares sans aube ni crépuscule. 

A l'issue de son périple, Tiff se retrouvait immanquablement les pieds meurtris par ses chaussures à hauts talons et les reins cassés par le poids des sacs dans lesquels elle trimballait ses costumes de scène, de sa voiture à ses loges minables, toujours courant, à la sortie saisissant au vol le prix de sa prestation (estimée entre vingt et soixante francs selon le standing de l'établissement). 

Elle me déposa en voiture à ma porte. Je lui souhaitai tendrement un bon sommeil et, me penchant vers elle, son parfum attira mon attention. Comment s'appelait-il déjà et à quoi me faisait-il songer ? Longtemps la question me poursuivit avant que je parvinsse à m'endormir. Le lendemain soir le nom m'en revint brusquement alors que, au retour d'acheter pour l'Apocryphe une provision de disques, je passai devant la boutique Guerlain des Champs-Élysées. Parure.

 

[ pages 9-22 ]

 

© Editions Grasset & Fasquelle, 1986.

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