Ciels liquides

Anne Garréta (Grasset, 1990, 85F)
ISBN 2-246-43681-8


(©I. Jung ) New York, 1990
photo Ciels

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Avant tout, tenter d’expliquer ce qu’il est si difficile de comprendre. L’intelligibilité d’un roman comme “Ciels liquides” se cache derrière les méandres d’un esprit volontairement oublieux. Le narrateur du livre végète dans son antre, le pauvre lecteur le prie alors de se montrer un peu pour qu’il puisse enfin s’y retrouver. Rien n’y fait: le labyrinthe sémantique du livre nous fait nous égarer en lui, nous perdre. Peut-être, comme le narrateur de “Sphinx”, est-ce pour mieux nous retrouver que, baladés sans espoir de retour, nous poursuivons la lecture. Pour descendre jusqu’au bout avec lui, ce narrateur perdu dans le langage, dans ses souvenirs emmêlés, ses rêves dilapidés à mesure que la mémoire s’efface.

Tout est ici sous la menace permanente, insistante, du néant. Morceaux épars, les chapitres se suivent sans vraiment jamais se ressembler. Seul point commun: la déchéance d’un être qui perd sa langue maternelle et toutes les autres, et, seul au monde parmi ses frères (on croirait Rousseau au début des “Rêveries”), entreprend on ne sait comment de narrer son histoire. L’essence même de “Ciels liquides” est allégorique et métaphorique: le narrateur ne comprend rien ni ne se fait comprendre, mais c’est bien lui, pourtant, qui raconte son histoire. Prodige du roman...
Lecteur désorienté qui t’attendais à la suite de “Sphinx”, prends garde, semble proclamer en exergue le deuxième livre d’Anne Garréta. L’auteur se fait d’ailleurs un devoir d’être toujours où on ne l’attend pas. Plus d’histoire d’amour à te mettre sous la dent, un récit dépouillé, lugubre à souhait et où l’audace narrative le dispute à l’inintelligibilité. Et pourtant, il nous semble que “Ciels liquides” est un livre splendide précisément parce qu’il semble planer au-dessus de la mêlée, et regarder d’un air narquois et désabusé les sorties des rentrées littéraires successives. Voici donc un livre hors-jeu dont nous nous faisons un devoir de rendre compte, et auquel nous tenterons dans ce texte de rendre justice.

-”Rien n’aura eu lieu”

Penchons-nous sur le commencement, pour retrouver un semblant d’ordre. En ouvrant le livre, il manque déjà de nous tomber des mains:
“Quel temps fait-il dehors? Fait-il encore du temps? Tout se sera arrêté et le temps aussi, figé dans une griserie indistincte, soleil éteint. Il n’y aura plus que des pierres. A quoi bon s’égosiller. Rien n’aura eu lieu.”
Et nous de lire par la suite ce qui n’aura jamais eu lieu. Poursuivons. Après ce départ quelque peu terrifiant (mais que nous qualifierons de très réussi, en étant polis), le narrateur daigne s’expliquer un peu. Son récit est au passé, mais d’où parle donc ce narrateur? Il explique doctement que sa famille possédait à la campagne une maison, et dans cette maison une grange dont nous verrons qu’elle est un personnage à part entière de cette histoire. Ces paysans étaient heureux que leur enfant ait fait des études, qu’il ait une bonne situation. Leur rejeton parle en effet trois langues, quatre si l’on compte sa langue maternelle. Voyageur impénitent, il a autrefois aimé “voyager, dans la bigarrure du monde multiplier les sens, subi le charme des langues lointaines”. Si le narrateur de “Sphinx” poursuivait d’improbables études de théologie, celui de “Ciels liquides” étudie “stupidement” les sciences politiques dans ce qui semble bien être un célèbre institut parisien. Il n’y est pas plus à sa place que le théologien qui fréquentait les boîtes de nuit: “En ville, je me sentais comme étourdi, plongé dans un tourbillon de corps et de paroles vaines. Je dérivai quelque temps entre deux eaux. Puis le tourbillon du dehors s’engouffra au-dedans”.
C’est ce tourbillon incontrôlable qui met le narrateur en quête du sens perdu. Comme un professeur de chinois égaré chez les Hurons ou les Papous (où un ethnologue se sentirait plus à son aise), ce sens lui échappe soudain. C’est une inquiétante étrangeté qui l’assaille et lui fait subir plusieurs crises d’étouffement. Il rêve: “Mon ombre flottait encore à la surface, aspirant, regardant, proférant en réponse aux mille stimuli du monde alentour. En dessous, je sombrais doucement, entraîné par le tourbillon, la lente spirale, toujours plus bas. La grange reposait, échouée, au fond, engloutie sous des lieux d’intense circulation fluide, la rumeur du verbe, brassée sans cesse.(...) Il me semblait sentir de toutes parts l’étreinte des puissances de la désagrégation, l’insoutenable attraction se précipiter dans les entrailles du mortier et de la pierre”.

-“Les mots, larves pétrifiées dans leur recoin obscur, en une nuit muré...”

Ramené en rêve dans la maison familiale, s’y bâtissant même mentalement “une habitation”, le narrateur se perd dans les abîmes de la conscience pour plonger ensuite dans d’insondables abysses. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive, aux puissances qui l’entraînent dans cette chute sans fin, dans la déchéance ultime qui le rend étranger au monde: la perte du langage. Ce qui se produit, en effet, c’est une fuite en avant, le retour à un stade pré-natal, avant la langue et avant le Verbe. Dans “ce délicat empire austro-hongrois auquel j’aimais à comparer mon cerveau”, rien ne trouve plus sa place, sauf le rêve, la maison et la grange. Les mots sont irrémédiablement perdus: “Les mots, larves pétrifiées dans leur recoin obscur, en une nuit muré...”
Le narrateur ne peut que constater avoir perdu “en une nuit le bénéfice de vingt années d’éducation. Toute langue, et jusqu’à ma langue maternelle, m’était devenue étrangère, absolument (...) Les mots avaient fui mais l’idée m’en restait, la forme en creux, chrysalide vide”. Trop de langues parlées sans en comprendre l’usage sont la cause de ces crises, pense le narrateur. Mais c’est bien l’enfance qui revient dans ses rêves, comme un boomerang, le retour du refoulé...Tout son, toute voix est perçue et entendue, mais les mots eux-mêmes meurent “au seuil du sens”. Même le rêve de la grange se désagrège.
Décomposition, désagrégation et dépossession font toujours bon ménage dans les romans d’Anne Garréta. Tout ce qui était bien rangé, bien à sa place, est détruit et remplacé par l’incertitude, par l’angoisse de l’inconnu et d’une situation à tous égards insupportable. Le narrateur de “Sphinx” devait faire le deuil de l’être aimé, celui de “Ciels liquides “ doit entreprendre celui des mots, celui du monde. Un tel fardeau est bien trop lourd et le conduit à entamer une errance qui ne peut connaître de fin. Lui qui n’entend plus des questions que “le point final, d’interrogation” tente bien un temps de comprendre ce qui lui arrive. Mais tout, jusqu’aux choses les plus simples, lui est désormais étranger, innommable et perdu.

Cette étrangeté marque de son empreinte tout le roman, plus rien ne porte de marque puisque sur les choses il est désormais impossible d’apposer des mots. Toute intelligibilité a disparu, toute communication est amputée du langage, seules les intonations subsistent. La scène de la visite de sa famille à l’hôpital rappelle celle du roman de Samuel Beckett, “Malone meurt”, où Malone entend sa famille lui crier dessus sans jamais comprendre ce qu’on lui dit. Le narrateur de “Ciels liquides” se retrouve dans une situation identique, ubuesque mais tragique: il tente au long du récit de compenser cette perte irrémédiable, évidemment sans succès. Un monde sans mots est dérealisé, inquiétant et insensé. Hors du langage, point de salut...
Hospitalisé, il suit une improbable infirmière, une ange, croit-il, qu’il appelle Céleste-allusion éminemment littéraire, puisque c'était le nom de la domestique et confidente de Proust dans ses dernières années. “Ciels liquides” est ainsi plein d’intermèdes poétiques, où le narrateur perdu croit trouver un ancrage. Mais rien ne le retient plus aux autres, même aux anges...Le sien disparaît d’ailleurs sous ses yeux dans la Seine. Seul, encore, le narrateur suit les berges de la Seine et aboutit un jour dans un “parc”. Le lecteur perspicace qui n’aura, lui, pas perdu l’usage des mots, se rend alors compte qu’il s’agit de ce que l’on a coutume de nommer un cimetière. Point de cimetière pour notre narrateur. Un parc, vous dis-je.

A ce point du récit, il s’agit de tenter de comprendre, encore une fois. Dans son parc étrangement décoré, le narrateur s’égare dans la nuit.
Une parenthèse est ici nécessaire: la nuit est omniprésente dans “Ciels liquides”: le ciel n’y est pas bleu, mais la nuit est bien noire. Plus que de raison, de ces nuits sans lune qui terrifient les citadins perdus à la campagne. Le soleil a quelque chance d’être noir, lui aussi, qui sait. Car le narrateur vit dans sa nuit, dans un caveau du cimetière. Désorienté mais nonchalant jusqu’alors, le voici pris d’une véritable terreur en cette demeure: terré, “je ne bougeai plus. Je voyais cet oeil brûlant transperçant mes paupières me regarder, rond, vitreux et qui jamais ne cillait”. C’est l’oeil qui regarde Caïn dans la tombe, l’allusion est limpide. Mais c’est aussi le thème du double qui reparaît, un double mortifère, terrifiant, ni mort ni vivant, comme en dehors du monde, surplombant l’autre, pour prendre sa place. Son caveau, d’ailleurs, ne porte pas de ces “épigraphes altières” comme les autres: c’est une tombe sans nom, creusée pour lui, mais par qui...
L’errance devient angoissante, elle n’est plus une simple perte de connaissance et d’identité qui conduirait le narrateur à devenir une sorte de clochard amnésique. Il est désormais poursuivi par un Autre, inconnu, insaisissable, qui sait tout de lui et s’échine à lui faire peur avant que de lui asséner le coup de grâce. C’est lui qui choisira l’heure et l’arme du crime, mais ce n’est qu’une question de temps. L’atmosphère se rapproche alors de celle de certains romans de Beckett (pour l’incompréhension du monde et l’absurdité des choses, l’errance aussi) et de Kafka. Quel procès attend le narrateur, et de quoi est-il coupable? D’exister, serions nous tentés de répondre. Tel K., le narrateur erre par les rues, mais lui ne peut peut même pas tenter de parler, de s’expliquer. Il ne se heurte pas à un mur, il est ce mur. Peut-on imaginer angoisse plus grande?

Perdu pour le monde, notre héros survit comme il peut et s’invente un monde à lui dans son parc. Mais le double ne lui laisse pas de répit. Un soir, il suit un homme dans la rue, en qui il a cru reconnaître son visage (“L’inconnu, mon semblable, passa sans paraître me voir et continua son chemin. Effrayé d’un tel prodige et curieux de cette ressemblance, je le suivis”.) Mais c’est de son propre meurtre dont il va être le témoin. Un homme tue, sans raison apparente, son double, et lui tranche la tête qu’il jette dans la Seine (le fleuve engloutit une fois de plus son espoir): “Soudain sur le pavé du trottoir roula une sphère où grimaçait mon visage”. C’est un choc terrible, un événement incompréhensible car non seulement l’acte est gratuit, mais il provoque en sus une crise d’identité profonde chez le narrateur. Il n’avait déjà plus rien, le voici dépouillé de ce qui lui tenait lieu d’identité, celle d’un autre, son semblable: “Le visage de l’homme assassiné, ce visage noyé dans le canal, sous mes yeux, dans ma mémoire, dévorait le mien”. Le narrateur endosse alors l’identité de son double, revêt ses vêtements. C’est le meurtre symbolique de lui-même, mais est-il seulement encore quelqu’un, une personne à part entière?

Identité peu enviable que celle de notre héros qui travaille alors à la morgue en lieu et place de l'autre. Il y retrouve, morts, ceux qu’il a cotoyés ces quelques jours: l’ange et son double. La nuit, de retour au parc, il rêve et déclare “la langue revit pour moi seul, qui est morte avec le monde”. C’est alors qu’intervient le dernier des ces intermèdes poétiques dans le récit. Vaquant à ses habituelles occupations, le narrateur tombe amoureux d’un être évanescent, nu, qu’il croit aperçevoir à heures fixes dans le parc. Un autre ange, sans doute, à qui il fixe un imaginaire rendez-vous galant. Il lui reste quelques notions des manières à adopter: “J’improvisai entre les tombes de soudaines étreintes dont l’invraisemblance, après qu’elles avaient emporté mes sens et mon imagination, me laissait amer et sans force”.

Personne au rendez-vous, son ange lui apparaîtra mort à la morgue. Sans lieu où se cacher, le narrateur part dans une fuite éperdue et sans but, quitte le parc (“mon dernier refuge dévasté”) et s’en va subir son destin. C’est la dernière partie du roman, qui nous plonge avec angoisse dans la nuit, une nuit sans fin, une nuit plus noire que jamais.
Livré seul à ses démons, le narrateur part pour un lieu connu, le dernier refuge: “Je crus à une hallucination, mais rouge sur blanc, wagon après wagon, je reconnaissais le nom et la destination que toute mon enfance avait prise”. C’est dans ce lieu si souvent rêvé, si bien connu autrefois, qu’a lieu l’affrontement final.

-”Ainsi, condamné à la nuit.”

Parti pour retrouver son enfance, son identité et ses souvenirs, c’est bien autre chose qui attend le narrateur. La maison de l’enfance n’a rien de différent d’une tombe, et de celle-ci il ne ressortira pas car c’est son véritable caveau qu’il trouve. L’Autre qui envahit alors le récit, ce double craint, n’est jamais nommé. “Ciels liquides” devient totalement un récit à deux voix: l’une explique les événements, les raconte tandis que l’autre, en italique, inquiète et parle de nuit, de disparition et de fin. C’est la voix qui surgit des profondeurs. La voix refoulée, incomprise, folle, l’oracle qui proclame que rien n’est plus possible et que le seul remède, la seule voie est désormais l’abandon de tout espoir. Ce double, mauvais démon, est indestructible. Mort décapité, il renaît de ses cendres et réapparaît désincarné, insistant, terrifiant. Il veut ôter tout espoir et conquérir la place du narrateur, son semblable, mettre à nu ce qui reste de certitudes pour les faire définitivement disparaître. Seule la nuit doit subsister pour triompher des dernières lueurs du jour.
Le narrateur s’interroge: “Quel crime, quel deuil , quel amour, même idéal, me vaut un tel entombement?” Inutile, ici, de chercher une réponse. On pourrait répondre, tel le SS dans “Si c’est un homme”: “Hier ist kein warum.” (Ici, il n’y a pas de pourquoi)
Pas d’explications, mais des bribes. Enfermé dans sa maison, le narrateur s’y trouve peu à peu enterré vivant. Un autre prend sa place: “Il y a là dans ma nuit auprès de moi un autre qui, malgré la nuit, me voit et se joue de moi”. C’est la fin de toute chose, car au-dehors c’est l’inconnu et la voix qui lui souffle: “Oui, mais il faut parler enfin: te voilà enterré, quel parti prendras-tu? Sortir ou ne point sortir. Qu’as-tu à perdre? Une ombre de vie rongée d’épouvante. Et si le monde est encore...” Il n’y a plus rien à vérifier, et presque plus d’allumettes pour ne pas sombrer dans la nuit. “Nuit d’hiver, nuit sans lune sur la campagne... Que sais-je de telles nuits?” Qu’elles n’ont que terreurs et désillusions à proposer. Celui qui ne sait plus ni qui il est, ni où il va, est condamné à la nuit. Le sachant, il attend son heure. L’autre, le moment pour porter le coup de grâce: “Il attend. Un moment d’inattention, il soufflera la flamme”.

Finissons-en avec ce récit, avec un inventaire inachevé de la grange tant de fois aperçue en rêve. Les souvenirs à jamais enfouis avec le narrateur, le submergeant. La réalité dépasse la fiction, puisque c’est un véritable cauchemar que vit le narrateur dans la grange où à défaut de reconstruire un passé, tout se désagrège pour disparaître enfin, sans espoir de retour à la lumière. “Ciels liquides” se termine et laisse un sentiment d’angoisse, de perte de tous repères. Qui sont donc vainqueurs et vaincus, et la question se pose-t-elle seulement en ces termes?

La flamme danse encore à la surface, et avec elle, violemment agitée, mon ombre qui se débat sur les mirs. Bientôt elle se noiera, et ce sera la nuit. Seul parmi ma brocante, je crèverai en ressassant l’inventaire, la décharge des temps anciens”.
Qui est l’autre? Peut-être a-t-il seulement pris corps un instant pour se confondre avec l’ombre du narrateur, une ombre menaçante, omnisciente qui le fait se débattre contre lui-même, schizophrène, dans la pénombre du passé? Peut-être.
Ce qui est certain, c’est que rien n’est sûr... “Ciels liquides” est le récit d’une descente aux enfers imprécise mais néanmoins si réelle. Formellement, l’oeuvre impressionne. Le style est poétique et l’errance en devient belle, terriblement, car si les mots ne recouvrent qu’imparfaitement les choses (le cimetière devenant un parc...), le style n’en pâtit aucunement, au contraire: le mystère et l’imprécision, l’allégorie, tout ce qui n’est pas nommé renforce encore l’impression de tristesse poétique qui se dégage du livre. Le retour vers l’enfance (sur la quatrième couverture le narrateur explique: “Aux séductions étrangères ai perdu ma langue maternelle, en voyages dilapidé le pli secret de mes enfances”), ce retour est impossible et dangereux, terrain à jamais perdu et lieu où le narrateur creuse finalement sa propre tombe.
La nuit engloutit tout de sa prestance, car rien n’existe plus que le passé, ressassé, refoulé, rêvé, retrouvé enfin dans le noir. La chute dans le temps, hors du monde et du langage, signe l’arrêt de mort du narrateur. Plus rien à quoi se raccrocher que le rêve, que l’ombre inquiétante de l’autre qui l’observe dans sa déchéance. L’atmosphère de “Ciels liquides” est à rapprocher de la nouvelle “Nuits” (1994) où le narrateur se retrouve terrifié par la nuit inconnue et noire, lui qui n’a jamais eu peur de rien de commun. C’est que ce genre de nuit, c’est la mort, l’angoisse de la dépossession et de la disparition.

-Conclusion: “(...) Mon ombre qui se débat sur les murs”

Les ciels sont liquides et les nuits sans lune. Rien n’est à sa place. Le rapport au monde distendu, diffracté. Avant que de conclure, répétons que “Ciels liquides” est un roman qui doit être lu avec attention, soupesé, et qu’à défaut d’être net et sans bavure, de raconter une jolie petite histoire bien ficelée, il laisse au lecteur une impression de vague mal-être, une empreinte en réalité indélébile. Répétons-le, l’impression qui domine est celle de l’étrangeté de l’ensemble. Non que le roman soit inabordable ou par trop complexe. Il nous paraît plutôt qu’Anne Garréta a voulu écrire un roman où plusieurs niveaux de lecture coexistent sans encombre, et qu'ils s'enrichissent mutuellement à mesure que l'on prend conscience de leur présence souterraine et implicite. Moins que dans "La Décomposition"- qui est un roman où les allusions, les citations et autres références explicites ou totalement obscures se chevauchent et se mélangent dans une apparente anarchie, en vérité bien ordonnée-, mais plus que dans "Sphinx" (où le jeu s'oriente autour du genre grammatical, de son absence et de ses implications), le lecteur est partie prenante du roman puisque son interprétation même est un enjeu littéraire tant il n'y a pas une seule façon de lire "Ciels liquides". C’est au lecteur de prêter attention à tout ce qu’il lit, et de relier ces fils ténus à ses connaissances, à sa culture générale, enfin à ses sensations et impressions quasi instinctives.
Les romans d'Anne Garréta nous semblent en effet posséder cette qualité unique: ils laissent au lecteur la responsabilité d'une interprétation particulière de la signification véhiculée par l'ouvrage. Cette responsabilisation du lecteur l'oblige à réfléchir et à approfondir la lecture, ou à abandonner le livre au risque de le reprendre, pris par un soudain remords...Il s'agit bien sûr de comprendre qu'il n'y a pas, qu'il ne peut y avoir un sens unique à un roman digne de ce nom, à une oeuvre littéraire, nécessairement complexe et multiforme (Varius, multiplex, multiformis comme on disait de l'empereur Hadrien). Une oeuvre doit remettre en question la littérature telle qu'elle se pratique, défricher un terrain sans oublier qu'il fut labouré par d'autres au cours des siècles.

Les thèmes du rôle des mots, du langage et de sa perte irremplaçable, de la nuit, l’absence de lieux nommés par exemple, tout cela n’est pas anodin. Rien n’est gratuit. Nous écrivions au début de ce texte que c’était un livre hors-jeu: il est en effet bien rare de trouver aujourd’hui un auteur aussi ambitieux et passionné de littérature qu’Anne Garréta. Et surtout un écrivain qui réussisse un tel pari. “Ciels liquides” est un roman de ténèbres, qui cache son jeu, ne se laisse approcher que lentement, avec précaution, et recèle en son sein des trésors d’allusions, de poésie. Ovni littéraire, en quelque sorte, ce roman est résolument moderne, mais pas commun: rien de “normal” ici, ni de “social” à prouver ou à démontrer. Les lieux ne sont jamais nommés mais tout est étudié, recherché, un véritable travail documentaire a été effectué en amont du livre. Un livre courageux en des temps difficiles et trop souvent engoncés dans le simplisme et le réel de pacotille...
A défaut de tout comprendre, il s’agit d’apprécier. Car c’est toujours le mystère, la part du rêve, de l’interprétation donnée par le récit qui subsiste longtemps après la lecture et qui fait qu’un livre laisse une trace dans l’histoire de la littérature.



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Eva Domeneghini


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