Lettre à l'auteur

 

Note du webmestre, 06 août 2002: Cette lettre constitue une réaction à chaud à la lecture de "Pas un jour". Qu'on ne la considère pas, par conséquent, comme le produit d'une longue analyse littéraire. Son incomplétude en la matière n'est que trop criante, et ne préjuge pas d'autres textes que l'auteur de ces lignes pourrait produire sur le sujet. Cependant, il m'a paru, à l'heure de rédiger un commentaire sur ce texte, que ce premier jet gardait quelque fraîcheur et qu'il serait sans doute injuste et imprudent de l'abandonner ainsi dans les limbes de l'oubli.


 

 

24 décembre 2001

 

Comme prévu et indiqué, j’ai lu " Pas un jour " et ai tenté dès l’abord, fort sérieusement, de me poser en tant que lectrice appartenant à une génération donnée et qui, par là, serait plus à même de déceler ce qui, dans le récit, plairait et ce qui, à l’inverse, présenterait un symptôme aggravé de ringardisation totale. Ne m’étant jamais sentie chez moi dans aucune génération- et dans la mienne, censément, peut-être moins encore que d’autres-, je partais avec des doutes et un lourd passif (je précise que je ne goûte que très modérément les dynamiques de groupes. A plus de trois dans une tablée quelconque je risque de m’ennuyer, à six c’est une certitude, alors une génération entière, vous n’y pensez pas…).

Très sérieusement cependant, je me suis demandé à plusieurs reprises comment je considérais telle ou telle situation, " en tant que " représentante autoproclamée d’un consortium qui ne me connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Pour tout vous dire, je partais pleine d’espoir (mais un peu tendue tout de même, on ne sait jamais). Et comme il était prévisible- car on ne se refait pas-, je pense avoir lamentablement échoué dans cette optique de lecture car je ne suis pas une spécialiste des lectures générationnelles (aimable litote). Qu’importe, j’ai peut-être bien un avis sur " Pas un jour " et sinon, au moins, des impressions de lectures à vous communiquer.

 

Cela vous suffira-t-il ? Je ne sais, mais il me paraît probable- et souhaitable, à moins que vous ne le souhaitiez- que ces premières ébauches de commentaires (avant de tomber dans la glose) en appellent d’autres.

Mais je digresse. J’aurais envie de commencer ainsi, en vous prenant à partie, mi-ironique, mi-sérieuse, et lançant quelque chose comme : " Anne, chère Anne, ne voyez-vous rien venir ? ". Mais ce serait injuste (en plus d’être facile), car j’ai le sentiment que vous vous lancez dans cette aventure sachant pertinemment ce qu’elle implique, trop sans doute, mais que vous le faites malgré tout par esprit de contradiction poussé à son terme, par fierté peut-être, par défi enfin. Car enfin, il faut une bonne dose non d’inconscience mais d’aveuglement volontaire sur les conséquences de la publication d’un tel livre (dans une micro-société éditoriale donnée, of course) pour se lancer dans pareille aventure. Vous avez du cran, je le crois. Vous aurez probablement l’occasion de vous auto-flageller à loisir en septembre prochain, mais c’est un sport qui a parfois ses mérites. Tout cela, vous le savez déjà. Passons, quitte à y revenir.

 

Le récit lui-même, donc. L’on y trouve- ô surprise- de fortes tendances autobiographiques sans jamais verser ni dans la mièvrerie, ni dans le mensonge: on passe le stade de l'"aveu" (car c'est ici inconcevable) pour aller directement dans le vif, dans le fond, et ce fond-là, qui me plaît infiniment (pour des raisons qui n’ont probablement que peu à voir avec la littérature mais frayent plus avec ce qu’il faudrait appeler un imaginaire individuel), est introspectif, fait de procrastination (qui est une constante, à son corps défendant), de réflexion, de filage de métaphores et de phrases magnifiques. Une première réflexion m’est cependant venue : il me semble que ce qui est dit n'est qu'une ombre, une ombre d'autobiographie. En négatif pourrais-je dire, autobiographie vue sous l'angle du désir- qui réduit et compacte tout- et dont l'auteur s'échappe pour montrer à qui ne l'aurait pas compris que ce n'est rien d'autre qu'un exercice. De la frivolité comme couverture, et du fond comme indicible- la véritable entreprise autobiographique étant vouée à l’échec, à l’incomplétude, se heurtant toujours à un mur que, par le truchement du thème choisi, vous parvenez à contourner (tout en vous y cognant parfois, j’y reviens plus loin).

 

Le style se défend amplement. Surtout que que vous variez les plaisirs autant que les désirs (oui, c’est encore facile, mais il est tard) et qu’il me semble que, pour le dire trivialement, vous n’avez pas perdu le rythme, ce qui fait je crois le rythme de vos romans- un style à la fois classique et fluide, un goût prononcé pour la digression et la complexité des situations, des personnages, de lieux, bref, des mots, des choses et du reste. Certes vous expliquez très rapidement que vous offrez au lecteur une respiration entre deux romans difficiles et que celui-ci sera en quelque sorte d’une simplicité enfantine (le terme est mal choisi), biblique (encore plus mal choisi, décidément), et que c’est par pure bonté d’âme que vous agissez de la sorte. Ce que je crois nul ne peut raisonnablement tenir pour certain (vous croire sur parole serait sans doute déjà tomber dans un piège), car l’on écrit rarement par pure bonté d’âme. Vous ne vous tenez donc pas à votre soi-disant pari : vous digressez, vous perdez, retrouvez le fil, aimez ostensiblement cela, affirmez avec véhémence votre goût pour la procrastination et l’analyse poussée des situations (pour qui veut faire simple, cela commence mal), bref, vous êtes contre toute attente fidèle à vous-même tout en différant considérablement dans le contenu, le mode d’écriture, la forme et le fond.

 

Etrange sensation donc pour une lectrice assidue que de se trouver face à un texte dont on reconnaît le style de l’auteur, certains de ses traits caractéristiques- je citerais dans le désordre, outre le style donc, le maniement constant de l’ironie, l’art du récit, et cette fameuse politesse- ou ici " cordialité "- que je persiste à voir partout, et m’arrêterais avec le cognac, les kimonos et le projet d’un établi dans la cuisine-, tout en se perdant dans un projet qui à la fois excite indéniablement la curiosité et inquiète par son caractère auto-ironique, auto-parodique dont on se dit qu’il ne sera pas compris. Qu’il sera perçu, souvent, comme un témoignage de plus, un déballage même, et féroce parfois, de vécu, du petit moi dont on se déleste si mal de nos jours. Et d’aucuns pourront dire que si même vous y cédez, il n’y a plus d’espoir en ce monde… J’exagère à dessein mais vous saisissez bien, je crois, le labyrinthe de la réception possible de ce récit. Vous tentez d’ailleurs de le prévenir, de l’exorciser presque (pour ne pas vous le reprocher plus tard plus que pour vous en persuader, dites-moi si je me trompe) dans un post-scriptum qui se fait véhément et ne manque pas de sel- vous savez mon parfait accord avec les positions que vous prenez au sujet de la religion dominante et sur les hérésies qui doivent se développer pour aller à l’encontre.

 

Ma réaction première, en refermant le tapuscrit, n’a pas été comparable à celle de X (sur le mode " enfin je comprends tout, et c’est tellement mieux "), on pourrait presque l’inverser. A moitié seulement : ce que je retrouvais, je l’appréciais infiniment (style-ironie-lucidité-mélancolie-procrastination-manie de l’analyse and so on) mais j’avais aussi l’impression que choisir pour thème le désir tenait quasiment du foutage de gueule initial (car c’est tellement à l’opposé de ce que vous écrivez- mais j’oubliais l’amour de la contradiction) et que ce foutage de gueule initial, en s’en tenant cahin-caha (du moins sur le thème et la longueur) à ce qui était prévu, en devenait absolument admirable. Vous vous sortez, je crois, parfaitement du piège dans lequel vous vous étiez fourrée- du moins en littérature, car pour le reste, lorsque " l’objet-livre " comme on dit apparaîtra, ce sera une autre paire de manches. Je ne goûte que modérément l’autobiographie en règle générale, les récits écrits sur ce mode en particulier, et en plus, connaissant un peu l’auteur, je me suis lancée dans la lecture avec une espèce d’appréhension- il est très délicat, même lorsqu’on connaît ne serait-ce un tout petit peu l’auteur, de ne pas y penser durant une lecture en se disant que toute approche critique sera nécessairement rendue plus difficile, voire quasiment impossible. Alors imaginez lorsque l’auteur en question se met soudain en tête de se lancer dans un récit qui n’a plus rien d’un roman…Mais c’est être par trop pessimiste. Aussi je puis vous dire, abandonnant certainement toute espèce de distance, que j’ai aimé Pas un jour , que je l’ai apprécié pour ce que je crois ce livre est, à la fois parenthèse, hapax dans l’œuvre et procédant malgré tout d’une forme bien particulière de nécessité. Que je me suis plongée comme une lectrice lambda (c'est-à-dire ni adepte hystérisante du Queer criant au puritanisme de bazar après de sombres excès, ni ménagère avec sa marmaille ) dans le récit, me prenant au jeu des chapitres et des initiales. Et donc cela m’a plu.

Que j’ai sans doute prêté une attention particulière au chapitre " K. " car il me semble signifier les limites très nettes de la démarche et être prompt à envoyer au tapis ceux qui seraient tentés de vous reprocher de ne pas parler d’amour. Et attention particulière également car j’y retrouve peut-être une forme de quintessence de ce qui, dans vos précédents romans, m’avait le plus plu.

Qu’ensuite j’ai beaucoup ri, aussi, en lisant Pas un jour : car la cordialité tout à fait excessive dont la narratrice fait preuve en buvant du cognac après un colloque avec l’écrivain est à mourir de rire, et que tout le chapitre est une construction qui s’avère malgré toutes les contraintes horaires extrêmement complexe et réussie. Que le self-defense est décidément un sport très divertissant. Que le chapitre " Y. " ne vous sera pas épargné, mais qu’il est splendide (et que " où dénouer le fil du désir. Rêver des nuits. Errer encore parmi les ombres " est l’une de ces phrases splendides). Que la citation de Rousseau dans le chapitre " N " est une chute du meilleur effet. Que le choix de la " singulière lucidité " comme aveuglement préférable à l’aveuglement commun est une manifestation remarquable, non seulement d’une tendance à se compliquer singulièrement la tâche et à ne pas s’épargner, mais aussi d’une liberté qui ne plaira pas à tout le monde.

Que tous les développements- parfaitement menés- sur les implications littéraires de la reconstruction minutée de la mémoire donnent amplement matière à réflexion (toujours cette manie de causer de temporalité). Que la dernière phrase de l’ante scriptum m’a fait hurler de rire, et que l’ante scriptum lui-même est une introduction remarquable au récit. Enfin que la phrase " I beg to differ " me plaît infiniment (on ne pourrait dire mieux, ni le dire autrement- lorsque l’évidence s’impose il me semble que quelque chose a été trouvé, a été dit, sans doute possible. Que ce soit en anglais ne change rien à l’affaire).

 

Il me paraît que le plus grand reproche que l'on pourrait vous adresser serait de vous considérer comme parfaitement démodée dans votre traitement du désir; la lucidité, la remémoration et le goût de l'analyse étant parfaitement passés de mode de nos jours. La mise à distance et la réflexion sur le désir tel qu'il fut et qu'il menace d'être procède pourtant d'une longue tradition littéraire- que l'on passe par Proust, Stendhal, Rousseau ou Thomas Mann, on les retrouve toujours,. S'y ajoute- comme ce fut souvent le cas chez les romantiques ou les grands auteurs du siècle précédent- une composante autobiographique. Funeste autobiographie, toutefois, que celle où tout est suggéré et rien n'est véritablement "révélé"... Voilà qui est de nature à décevoir les amateurs de confession, nombreux en ces siècles obscurs où, pour reprendre Rousseau que vous citez, il est impossible de jeter au feu pareille aubaine. Puisque l'autodafé est caduc, vous prenez donc la tangente. Stratégie subtile.

Je tendrais à considérer Pas un jour comme un compromis entre les deux nouvelles publiées au Serpent à Plumes, "Vol" et "Nuits". Un compromis, en somme, entre la légéreté de la narration de la première et la réflexion poétique et grave qui se dégage de la seconde. Le désir n'est pas toujours chose frivole, et l'auteur refuse d'entrer dans l'intime (où il y aurait ample matière pour l'autobiographie).
On croira lire sous votre plume, sans doute, la volonté d'un éloignement du désir? On pourrait croire la chose entendue, à lire quelques phrases de l'ante scriptum. Mais le désir n'est pas l'amour (les recoupements existent évidemment), et l'éloignement de la frivolité est une manifestation classique de l'expérience en même temps qu'un topos littéraire.

 

Il y a bien quelque chose de subtilement pascalien dans ce texte. Certes, et thank God, on évite le topo sur le divertissement mais la filiation n'est pas incongrue. Et un texte pascalien sur le désir ne manquera pas d'attirer les foudres de certains...

J'ajouterais que je ne vois pas ce qui pourrait apparaître comme ringard dans cette histoire. Tout au plus pourra-t-on ironiser sur ce qui pourrait être perçu comme du repentir- alors qu'on en est loin, bien entendu, mais que la complexité de la rémémoration échappe à bien du monde et qu'aux formules du genre "toi qui es d'une simplicité de moeurs (...)" certains ne manqueront pas, probablement, d'apposer l'étiquette d'une forme bien particulière de ringardise. Je ne sais pas. Je suis à ce point étrangère à ces réflexions que j'ai du mal à tenter de les prévoir- j'en reviens à mon point de départ et à cette fameuse représentativité qui ne signifie rien de bien évident: j'ai du mal à parler de ce que je ne connais pas. Cette narratrice n'est probablement pas assez queer, voire pas du tout, tout au plus ex-pratiquante de ce que l'on appelait (et appelle encore) le don juanisme mais en précisant qu'il ne s'agit pas toujours de conquérir ici mais aussi parfois de se laisser séduire. Frivolité, vanité reviennent à heures fixes. So what? Que vous reprocherait-on? Je crois plutôt qu'on risque de s'obséder sur votre personne et que cela est largement fatiguant en règle générale sur les plateaux de télévision et ailleurs. Je m’arrête ici sous peine de commencer à œuvrer dans la redondance.  

 

Eva Domeneghini

 

 

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